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mutations

15 Mai 2014 , Rédigé par Bruno SERIGNAT

          Les derniers rayons du soleil couchant éclaboussaient de lumière pourpre la luxuriance du jardin. Il s'approcha en se frottant les mains, dans un geste inconscient de satisfaction extrême, et se tourna vers son invité :

     - Approchez-vous, docteur, n'ayez pas peur, voyons : ça ne va pas vous sauter dessus !

          Puis son regard revint vers le jardin qu'il contempla un long moment en silence. N'y tenant plus, il se retourna de nouveau pour interroger son compagnon du regard, comme pour lui dire : "Hein, c'est quand même quelque chose, vous ne trouvez pas ?".

       - J'avoue que c'est assez beau, murmura le médecin.

      - Assez beau ? Comme vous y allez, docteur, répondit-il, c'est plus que ça, c'est bien mieux que ça ! C'est superbe, extraordinaire ! Et surtout c'est vivant !

          Vuibert embrassa d'un large geste du bras droit le jardin avant de reprendre:

     - Oui, bien sûr, que c'est vivant. Quinze ans de travail pour arriver à ce résultat. Regardez-moi ces orchidées. Superbes, n'est-ce pas ? Vous n'en trouverez pas de pareilles dans cet hémisphère ! Et les cactées géantes ? Hein ? Vous n'êtes pas prêt d'en voir des comme ça, je peux vous l'assurer mais le summum, la star, c'est... Mais suivez-moi...

          Il contourna plusieurs massifs de plantes tropicales et s'arrêta devant un étrange végétal mi-arbre, mi-fleur.

     - La star, c'est ça ! Mon chef-d’œuvre, ma plus grande réussite, ma satisfaction ultime... Une Dionaea muscipula géante ! Ca ne vous dit rien ?

         - Eh bien, je dois reconnaître... marmonna le médecin.

      - Une plante carnivore, mon cher ! Carnivore mais gigantesque et là je suis formel : il n'en existe nulle part ailleurs. De cette taille, je veux dire. Vous voyez, c'est une plante américaine. Qui n'existe que dans les Carolines. Mais naturellement plus petite, bien plus petite. Là-bas, on l'appelle "Venus' flytrap", ce qui veut dire le fossoyeur des insectes ou quelque chose du genre. J'ai réussi après bien des efforts à obtenir ce modèle extraordinaire. Par manipulation génétique évidemment mais surtout à force de soins, d'efforts mille fois répétés. Vous n'imaginez pas le nombre d'heures, les nuits, oui les nuits, que j'ai passées à parfaire ce petit chef-d’œuvre. Je l'ai plus bichonné que n'importe quoi au monde, conclut-il avec un petit rire satisfait. C'est pour elle cet éclairage subtil, cette chaleur sèche qui vous étonnaient tant tout à l'heure. Et voilà le résultat...

          La plante paraissait les contempler, comme à l'affût. Elle exhalait une atmosphère étrange, presque malsaine. Bien que parfaitement immobile, on avait l'impression qu'elle pouvait à tout moment vous happer, vous saisir dans une danse de mort implacable. De la taille d'un homme, sa tige du diamètre d'un jeune arbre était couronnée d'une rosette de feuilles violacées où couraient d'épaisses veinules rouge-sang et dont les bords s'ornementaient de longs filaments en partie repliés.

     - Vous voyez ces tiges, là, au bord des feuilles ? C'est là le piège. Un petit animal quelconque les effleure et, paf, ça se referme en un clin d’œil. Fini. Impossible de s'en sortir ! La plante secrète une sorte d'acide qui dissout la matière organique. La pauvre bête est engluée et digérée sans même avoir le temps de se rendre compte de ce qui lui arrive. C'est assez impressionnant à voir et... D'ailleurs, c'est l'heure de son repas. Je vais vous montrer...

          Vuibert s'agenouilla auprès d'une sorte de petit banc en pierre dont il ouvrit le socle. Il en sortit un bocal dont le contenu se mit à s'agiter et adroitement, s'empara d'une grosse grenouille verte et noire. L'ayant immobilisée de deux doigts, il la brandit triomphalement à son vis-à-vis. Les yeux noirs et perçants de Vuibert brillaient d'excitation et, dans la pénombre naissante, contrastaient fortement avec ses cheveux blancs immaculés jusqu'à lui conférer une apparence vaguement surnaturelle.

      - Regardez bien, cher ami, parce que cela va diablement vite...

          Il approcha sa main de la plante qui donna l'impression de frémir, comme si elle devinait le cadeau que son propriétaire allait lui faire. Vuibert attendit encore deux à trois secondes, pour bien marquer le temps, puis jeta l'animal sur une des feuilles. Soudain libérée, la grenouille s'apprêta à sauter vers sa liberté mais elle ne le put pas. Ses pattes étaient engluées sur un film collant jusque là invisible. Le batracien essayait bien de se dégager mais rien n’y faisait. Les deux parties de la feuille commencèrent lentement à approcher leurs bords. Une trentaine de secondes plus tard elles s’étaient rejointes mais on pouvait encore distinguer les mouvements de la grenouille piégée. Hormis la feuille à présent bien close, la plante n'avait pas tremblé un seul instant. Le médecin, qui s'était penché pour mieux observer, se releva brutalement, les yeux écarquillés de surprise.

       - C'est une diablerie ! C'est... c'est... s'exclama-t-il.

      - Ah, je vous l'avais bien dit, mon cher, c'est impressionnant. Un piège superbe et imparable.

      - C'est monstrueux, reprit le médecin. Il était encore sous le choc de la vision fulgurante et sa voix habituellement grave en était devenue presque inaudible.

     - Comment ça c'est monstrueux ? Mais pas du tout, bien au contraire. C'est la Nature dans toute sa rigueur et son ingéniosité. Vous venez d'assister à un spectacle en réalité bien banal. Seulement vous avez eu l'immense privilège de voir en direct ce que bien peu peuvent se vanter d'avoir vu, c'est tout. Parce que pour assister à cela il faut d'habitude marcher des heures dans des déserts hostiles et encore se trouver là au bon moment. Non, c'est fantastique, vous voulez dire ! Et c'est moi, moi, qui ai bataillé durement pour avoir ça sous la main. Fantastique, vous dis-je ! Allez, ça suffit pour ce soir, je vous raccompagne.

 

          Vuibert était tout simplement furieux. Comme il l'expliqua peu après à sa femme qui l'écoutait en silence, tête baissée, il ne décolérait pas contre le médecin, un soi-disant homme de science :

     - Et tu ne sais pas la seule chose qu'il ait trouvée à me dire, cet abruti ? Je te le donne en mille : il m'a dit que c'était monstrueux ! Monstrueux, t'entends ? Et moi qui pensais que ça allait l'intéresser ! Il pétait de trouille, le con ! Comme si ma pauvre Dionaea allait lui sauter dessus, l'attraper par la manche pour le bouffer. Quel connard, ce type ! Ah, pour une première présentation, c'est réussi. Moi qui croyais qu'un scientifique, un... Mais je m'énerve, qu'est-ce que j'en ai à foutre de l'avis de ce tordu ? La prochaine fois, je choisirai mieux mon public, termina-t-il dans un gloussement.  Vuibert regarda sa femme qui n'avait pas prononcé un seul mot puis il haussa les épaules et tourna les talons.

          Face à son ordinateur, il sentit sa colère retomber, la tension diminuer. Tout était de sa faute : il avait mal choisi. Que pouvait-il attendre d'un minable médecin de campagne qui ne voyait toute la journée que des rhumes et des torticolis ? Ca un homme de science ? Un fonctionnaire de banlieue, oui. Il devait être plus attentif au choix de ses interlocuteurs. La prochaine fois, il n'aurait qu'à choisir un véritable scientifique, un homme de la faculté, par exemple, ou mieux encore un authentique botaniste, seul à même d'apprécier la prouesse, la qualité de sa réalisation. Il alluma la machine. Une musique de Mozart l'accueillit et il valida son profil Windows. Une petite sirène apparut qui lui fit de l’œil tandis qu'une voix mélodieuse susurrait : quelle programme ou quel fichier voulez-vous ouvrir, cher ami ? Word, répondit-il distraitement, avant d'ajouter : mon journal de bord. L'assistant thématique s'exécuta et positionna le document en fin de texte. Vuibert coupa son micro; il avait envie de se servir du clavier et commença à frapper :

" Journal de bord de JV. Samedi 18 mars. Première présentation d'Isabelle. Echec en raison du manque de réceptivité de mon invité (le docteur Heigel). A l'avenir, penser à identifier quelqu'un de plus qualifié.

CR 126 : Isabelle grossit à vue d’œil et atteindra sous peu sa taille adulte. Procédure d'expérimentation complémentaire à prévoir dans 10 jours (cf. annexe 4). En attendant, rectifier milieu de développement bio en augmentant les dérivés carbonés. Exposition lumière suffisante."

 

          Il resta un long moment à contempler l'écran sans le voir. La musique soudaine et les scènes de forêt tropicale qui commencèrent à défiler le firent sursauter. Il frappa dans ses mains pour suspendre l'économiseur d'écran, revint à son texte qu'il parcourut rapidement avant de s'exclamer : j'arrête. L'ordinateur s'éteignit instantanément. Il se renversa en arrière dans son fauteuil ergonomique. Une réalisation géniale, cette plante. Et une promesse pour l'avenir. Il imagina pour la centième fois tout ce que cela impliquait en biologie végétale : la dimension décorative évidemment mais aussi alimentaire, sans conteste la plus importante, et bien d'autres encore qu'il ne soupçonnait même pas. Bien sûr, on avait déjà cherché dans cette direction et on avait parfois obtenu des résultats plus ou moins anecdotiques. Mais pour la première fois, on tenait une méthodologie incontestable, reproductible et fiable à cent pour cent, la sienne. Le prix Nobel peut-être. Il soupira d'aise.

 

.../... La plante vit. Comme toutes les plantes, elle vit, mais d'une manière subtilement différente. Evidemment, elle ne peut ni voir, ni entendre, du moins pas comme un être vivant mobile. Pourtant elle est extraordinairement sensible à de nombreux stimuli : les odeurs, les sons, les variations de lumière, en intensité mais aussi spectrales, le degré d’humidité de l’air, la composition des sols dont elle tire une partie de sa subsistance et certainement des dizaines d’autres éléments, dont certains totalement ignorés des scientifiques, viennent la renseigner sur son univers ambiant et lui expliquer d’une manière très précise quelle est sa place dans ce monde et ce qu’elle peut espérer de son environnement. Comme toutes les autres plantes elle est clouée à son socle de sable et de pierres. Mais à l'inverse des autres, elle dispose d’une dimension supérieure : sa perception du monde, vague et imprécise sans doute, est en définitive une sorte de conscience. Comme les autres représentants de son règne, elle sait apprécier la douceur des rayons du soleil, la pureté de l'eau qui régénère et féconde la vie, la densité de l'air qui dessèche ou apaise et souvent, quand tous les éléments sont à leur optimum, elle frémit imperceptiblement de plaisir. Toutefois, sa conscience embryonnaire va un tout petit peu plus loin et c'est cela qui fait la différence : elle arrive à distinguer la vie des autres et deviner le mouvement des créatures qui passent à sa portée. Elle peut les identifier et capter leur présence infime. Elle sent émaner d'eux les palpitations de leurs sentiments propres, la surprise, l'effroi ou la joie de la savoir exister. Cette faculté extraordinaire pour un être de son espèce ne peut être qualifiée d'esprit - d'esprit au sens où les hommes l'entendent. Mais cet instinct parcellaire, presque purement intuitif, se mélange à sa vie réflexe dans une harmonie froide et mécanique qui en fait à n'en pas douter un être unique. Il lui est bien sûr impossible de réfléchir, de dresser des plans, d'analyser des situations objectives mais elle sait sans l'avoir jamais appris ce qui est bon ou mauvais pour elle. D'une certaine manière, elle peut pressentir le danger qui risque de menacer son existence ou, à l'inverse, deviner ce qui, dans son entourage immédiat, peut lui être utile, peut la gratifier. Elle s’est préparée à des menaces extérieures potentielles en repérant son territoire, puis en l'occupant peu à peu. Elle attend mais d'une attente positive, constructive, en colonisant délicatement chaque jour un peu plus ce monde étrange mais si riche d'avantages potentiels qui la cerne. Elle attend. .../..

 

          Ce ne fut que très progressivement que Vuibert s’aperçut que ses plantes n’allaient pas si bien que ça. Un œil qui n’aurait pas été aussi exercé que le sien n’aurait d’ailleurs rien distingué de particulier dans la luxuriance de sa serre ou plutôt, comme il disait, de son « jardin ». Les plantes continuaient d’afficher leur splendeur tout au long des journées ensoleillées du printemps naissant. Elles croissaient chaque jour un peu plus, développant ici une fleur aux merveilleuses couleurs, là une ribambelle de feuilles nouvelles qui, tels les enfants d’un animal terrien, s’accrochaient à leur point d’origine, ici encore la croissance minuscule mais certaine de la circonférence d’un tronc ou d’une tige. Vuibert, pourtant, n’était pas dupe : à des nuances infimes, à des variations de couleurs impalpables, il devinait – lui qui se savait vivre en symbiose avec tous ces êtres – que le jardin souffrait. Oh, certainement très peu encore, mais sans l’ombre du moindre doute. Il s’acharna à trouver la cause de cet étrange malaise. Lui qui ne quittait guère l’endroit y passa le plus clair de son temps, dédaignant même les repas que son épouse, par la force de l’habitude, lui préparait toujours. En dehors du sujet qui passionnait sa vie, il n’était jadis guère bavard : à présent, aux rares moments où on pouvait encore l’approcher, il se réfugiait dans un mutisme presque total. Il ne répondait plus que par monosyllabes à ses proches et aux rares visiteurs qu’il n’avait pas su éviter, au point que, d’un accord tacite avec lui, on décida de l’abandonner à sa curieuse obsession. Si sa femme était inquiète, elle essaya par tous les moyens de ne pas le lui montrer tant elle était persuadée de la violente colère que son attitude aurait alors entraînée chez lui. Le temps passa. Vuibert maigrissait. Il dormait mal et passait le plus clair de son temps à quatre pattes pour chercher dans le sol si soigneusement étudié la raison de cette maladie de langueur végétale. Il avait modifié tout ce qui pouvait l’être sans remettre en cause l’écologie de sa plantation : nutriments, exposition solaire, éclairage de renfort, hygrométrie, rien n’y faisait. Il commençait à présent à percevoir le jaunissement inexplicable de certains feuillages, l’arrêt progressif de la colonisation prévisible des jeunes pousses, l’enracinement ligneux trop précoce de certaines racines. Son seul motif de satisfaction en ces temps difficiles pour lui était sa Dionaea qui paraissait ne souffrir en rien du trouble qui déséquilibrait son environnement. C’est précisément cette dissociation, qu’au début il n’avait pas su mettre en évidence, qui le frappa une fin d’après-midi en apparence comme les autres : se pourrait-il… ? L’idée était dérangeante mais nullement farfelue. Peut-être la présence de la plante carnivore géante finissait-elle par troubler les autres ? Ce n’était certainement pas par des ondes… négatives ou malsaines, l’idée le fit sourire, mais peut-être rejetait-elle une substance qui altérait la composition harmonieuse des sols ? Vuibert ne croyait guère à cette explication hasardeuse mais rien n’empêchait de vérifier, d’autant qu’il n’avait pas d’autre action à se proposer.

 

          Il entreprit sur le champ de disposer des capteurs physico-chimiques, en cercles de plus en plus éloignés d’un centre occupé par la Dionaea et, quelque peu rassuré d’avoir enfin entrepris quelque chose, rejoignit sa chambre et son épouse pour une nuit peuplée de rêves aussi labiles qu’agités. Dès l’aube, il se dirigea vers les capteurs… et resta bouche bée : chacun d’entre eux, et ce d’autant qu’ils étaient plus proches de la Dionaea, était à présent entouré de minuscules radicelles qui paraissait les isoler du sol. Vuibert se frotta les paupières mais il ne pouvait mettre en doute ce que ses yeux lui montraient : la plante carnivore – car qui d’autre ? – avait isolé ce qu’elle considérait peut-être comme une curiosité malsaine à son égard, comme une espèce d’agression. Allons, allons, mon vieux, se murmura-t-il, tu débloques, t’as pété les plombs : une plante, ça ne pense pas, ça ne fabrique pas des stratégies contre ce qui ne lui plaît pas. D’ailleurs, comment aurait-elle pu se rendre compte que… Non, mon vieux, tu as passé trop de temps au milieu de tes végétaux et tu finis pas t’imaginer je ne sais quelle histoire de science-fiction. Voilà ce que c’est que de trop s’impliquer : un peu de stress, un peu de surmenage et tu en arrives à te convaincre qu’une plante cherche à te jouer des tours ! Mon pauvre ami ! … Pourtant comment expliquer les radicelles autour des capteurs dont certains semblent à moitié déracinés ? Non, il y a forcément une explication plausible à tout ça, une cause naturelle toute bête que tu finiras bien par mettre en évidence… Il rebroussa chemin et alla prendre son petit déjeuner. Pour la première fois depuis des jours, il parut de bonne humeur et alla jusqu’à essayer de plaisanter avec sa femme, éberluée d’un tel effort. Reposant sa tasse de thé, il se tourna vers elle, sérieux tout à coup.

     - Chérie, il faut que je te dise quelque chose, commença-t-il après un instant de silence. Voilà, je sais que je n’ai pas été tellement agréable tous ces derniers jours. Si, si, ne dis pas le contraire, je sais ce que je sais. Et je te prie de m’en excuser. Pourtant je vais te demander encore un peu de patience. Tu sais que, à la fin du mois, les gens du jardin botanique vont venir voir ma Dionaea, la plante…, enfin tu sais bien. Il faut que je sois prêt, tu comprends ; cette réalisation, c’est un peu l’œuvre de ma vie ; si j’arrive à attirer leur intérêt, c’est assurément… Mais je m’égare. Ce que je veux te dire, c’est que pour l’instant, je ne suis pas encore au point. Or les jours filent si vite… Je te demande de ne pas m’en vouloir si je passe encore beaucoup de temps dans mon jardin car, vois-tu, c’est important pour moi. Dis, tu m’en veux ? Non ? Ah merci, je savais que je pouvais compter sur ta compréhension. Tu verras, tu ne le regretteras pas car, si on trouve mon projet intéressant et même, pourquoi pas ?, si je suis primé, on oubliera tout ça. Je saurai me faire pardonner mon travail un peu trop exclusif par… tiens, par un grand voyage autour du monde, hein, qu’est-ce que tu en dis ? Ca te plairait de visiter tous ces pays lointains ?

          Revenu détendu dans sa serre, Vuibert, après en avoir soigneusement fermé l’accès, entreprit d’en faire méticuleusement le tour. Il termina par la plante carnivore devant laquelle il se campa. Se balançant légèrement d’avant en arrière sur ses jambes, il sortit les mains de ses poches et se mit à les frotter lentement l’une contre l’autre.

     - Eh bien, chère amie, à nous deux ! déclara-t-il à voix haute.

 

          En esprit méthodique et organisé, Vuibert décida de se « hâter lentement » selon la formule qu’il affectionnait tout particulièrement. Pas question de gâcher des informations primordiales par un excès de précipitation. Qui sait ? Peut-être que les données qu’il saurait recueillir sur… le comportement exceptionnel de sa création seraient-elles à même de pousser plus avant dans la connaissance de cette variété de dionaea, ou même d’une partie importante de la biologie végétale ? Car que savait-on réellement de ces plantes ? Au delà du folklore des encyclopédies et des reportages télé destinées à impressionner les enfants et les individus en mal d’exotisme à bon marché ? Peu de choses, en vérité : qu’elles vivaient – du moins la flore sauvage, c’est à dire les dionaea « naturelles », certes moins imposantes que celle-ci – dans des marais de tourbe et des coins semi-désertiques en Amérique du nord, qu’elles se nourrissaient d’insectes voire de petits rongeurs pour les plus grosses, qu’elles piégeaient leurs minuscules victimes en rabattant les bords épineux de leurs limbes à la différence de leurs cousines, les drosera (capture par liquide visqueux sur les feuilles) ou les népenthes (capture par piégeage dans une urne glissante) et voilà, c’était à peu près tout. On dénombrait plus de 650 sortes de ces admirables petits prédateurs végétaux, sans compter les milliers d’autres espèces encore à découvrir et à répertorier au fin fond de la jungle d’Amazonie, des forêts primordiales de Madagascar, des marais et déserts de Caroline du sud, et on n’en savait guère plus qu’au siècle dernier ! Et lui, Vuibert, non seulement il s’était passionné pour l’étude de ces petits miracles de la Nature mais il en avait, en plus, créé – oui, créé – une nouvelle variété, la plus grosse, la plus belle, la plus passionnante ! Pas moins ! Alors, bien sûr, c’était à lui de décrypter ce que lui confiait cette créature, à lui de documenter cette si jeune et si prodigieuse vie. Il imaginait par avance la tête des sommités du jardin botanique dans trois semaines ! Sûr qu’ils en baveraient d’envie et qu’ils le solliciteraient humblement pour apposer leurs signatures à côté de la sienne dans les articles qu’il ne manquerait pas de confier à la presse scientifique internationale… Mais d’abord, s’organiser pour comprendre ce qui était arrivé à ses capteurs : trouver l’origine exacte du phénomène, c’est à dire le stimulus physique ou chimique ayant entraîné la prolifération des radicelles.

 

" Journal de bord de JV. Mardi 18 avril. Quatre jours à présent que je sonde et teste le sol du jardin (près de 1900 m.2 dont plus de 400 m2 sous abri). Travail considérable d’autant que j’ai décidé de contrôler jusqu’à trois mètres de  profondeur. Trois éléments fondamentaux à isoler :

  1. les radicelles observées autour de mes contrôleurs de pédostructure ne se retrouvent pas ailleurs dans le périmètre. En revanche, elles proviennent bien d’Isabelle et sont irriguées par une seule tige souterraine  (50 centimètres de profondeur en moyenne), un filament central plutôt, qui se subdivise à environ un mètre de la plante selon les directions approximatives des points cardinaux et dont les ramifications peuvent s’étendre jusqu’à plus de soixante mètres du point d’insertion de la plante ;
  2. la composition du terrain est inchangée : pour autant que je sache, il n’existe aucune modification ni qualitative, ni quantitative de la structure proprement dite des sols, sous réserve d’un élément non encore identifié par moi (mais, compte tenu de l’important éventail de batteries de tests auquel j’ai eu recours ces trois derniers jours,  je ne vois vraiment pas lequel… ???) ;
  3. les conséquences de la présence d’Isabelle dans le jardin (car je suis à présent raisonnablement persuadé que l’origine du déséquilibre récent est bien là) sont variables sur la flore voisine ; certaines plantes sont considérablement endommagées (liste en annexe) sans que je puisse encore savoir si ces altérations de développement sont irréversibles ; d’autres à peine  concernées (liste 2) ou seulement par un retard léger de développement ; d’autres enfin (notamment la quasi-totalité des cactées) paraissent totalement insensibles à sa présence.

 

CR 149 : l’état d’Isabelle est satisfaisant (si l’on excepte ses racines surnuméraires dont le rôle reste flou) et elle a pratiquement atteint son développement adulte puisque  les nèo feuilles ont disparu au profit de la frondaison définitive : Isabelle mesurera environ 2 mètres pour une occupation au sol d’un cercle  d’un diamètre voisin de quatre mètres. A noter la persistance de cactées entre les feuilles du sujet alors que toute autre forme de végétation semble avoir disparu (liste exhaustive des plantes présentes à l’origine sur le périmètre concerné en document annexe) .

Nota perso : Isabelle , mon amie, que veux-tu me faire comprendre ?

 

          Durant trois jours pleins (et la plus grande partie des nuits correspondantes), Vuibert avait effectué une foule de mesures et de contrôles et entré un nombre considérable de notes et de remarques dans son ordinateur : il s’était même résigné à consulter une batterie de sites Internet qui auraient pu concerner de près ou de loin ses préoccupations présentes. De cette débauche d’activité ressortait un fait essentiel : il n’arrivait pas à se faire une idée précise de la situation. Il décida en conséquence de prendre du recul et, en dépit de son envie pressante d’observer le comportement de sa créature, il entreprit de s’occuper à d’autres tâches. Il retournait de temps à autre dans sa serre afin de s’assurer que rien de particulier n’y était survenu car, à présent, il se méfiait de surprises éventuelles, puis revenait à ses classements, ses lectures et même un peu de musique, une activité fort délaissée les derniers mois. Au début, il lui fut fort difficile de s’extraire du problème qui le préoccupait mais Vuibert était un homme volontaire, organisé et surtout pragmatique : la résolution - ou plutôt la suite à donner – de cette expérience nécessitait un temps de repos, une « distanciation » comme il se disait. Il détermina de « se laver l’esprit » deux jours et s’y tint. Progressivement il commença à y voir plus clair. Dans le fond, tout était assez simple : la plante étendait son périmètre parce que c’était un modèle géant de Dionaea ; c’était d’ailleurs en cela que résidait son originalité et toute l’étendue de son triomphe à lui, Vuibert. Isabelle avait donc besoin d’espace puisqu’elle atteignait pratiquement sa taille adulte. Si l’on comprenait bien ce dernier point, on en arrivait à une conclusion amusante : en réalité, par analogie avec l’espèce humaine, c’était une adolescente ! Oui, une sorte d’ado ! Qui demandait de l’attention, qui avait besoin de grandir et de prospérer. Mais on arrivait au but : sous peu, la Dionaea allait atteindre la stabilité de l’âge adulte. Du fait tout s’expliquait. Les Dionaea dites sauvages, celles qui croissaient ignorées dans les marais et qui, par comparaison avec la sienne, étaient minuscules, n’étendaient pas autant leurs racines dans le sol, même en proportion. Mais c’était justement en raison de leur taille réduite : concernant Isabelle, Vuibert comprenait que le rapport taille de la plante- longueur des racines était en réalité exponentiel. Rien de plus. Les autres végétaux qui souffraient et parfois mourraient ? La conséquence de la raréfaction des éléments nutritifs entraînée par l’appétit de l’adolescente. C’était sa faute à lui si ces plantes-là allaient mal : il aurait dû doubler, voire tripler, les apports de tous genres, notamment nutritifs. La neutralisation de ses capteurs ? Un phénomène naturel, probablement un effet pervers, peut-être magnétique, qu’il n’avait pas encore su identifier mais cela ne saurait tarder. Toutefois, un ado, ça se contrôle. Il faut lui montrer qu’il y a des limites, qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut, qu’il doit se plier à certaines règles. Dans la nature, Isabelle aurait été restreinte dans ses apports par le terrain contraire, la météorologie ou un quelconque prédateur, végétal ou non, pensait Vuibert. Dans son jardin, elle n’avait eu qu’à se développer sans jamais rencontrer la moindre contrainte. Il fallait certainement rectifier cet état de chose. Une ado, ça se surveille !

 

          Quand il revint dans son jardin qu’il n’avait pas visité depuis la veille au soir, rien n’avait changé si ce n’est la progression inéluctable du mal de langueur chez certains de ses pensionnaires. Quelques feuilles jaunies sur le sol, deux ou trois tiges comme étêtées en témoignaient. La Dionaea, imperturbable et magnifique, paraissait le narguer dans sa beauté étrange. Avait-elle faim ? se demanda-t-il puisque depuis deux jours il ne lui avait pas fourni les batraciens habituels. Ou bien a-t-elle trouvé dans la terre ou dans ses réserves propres ce qui lui manque ? Est-elle en colère ? Vuibert haussa les épaules : « Tu te rends compte, mon pauvre vieux, où tu en es ! murmura-t-il en souriant. Voilà que tu prêtes des sentiments  à une plante ! C’est tout juste si tu ne l’interroges pas en espérant qu’elle te réponde… Tu ne serais pas en train de perdre les pédales ? Allez, au boulot et, d’abord, voyons où en est la mignonne. » Il entreprit sur le champ la tournée de ses repères.

 

…/… La plante prospère au fur et à mesure qu’elle agrandit son territoire. Chaque jour un peu plus elle sent croître l’élasticité de ses feuilles, la fermeté de ses tiges, la puissance de ses racines. Elle se développe mais, d’une certaine manière également, elle souffre. Ce n’est pas vraiment une souffrance au sens où on l’entend habituellement puisque qu’elle ne ressent aucune douleur mais plutôt une gène, une entrave à son développement. Comme si un élément extérieur à elle l’empêchait de s’étendre à son rythme. Comme si on lui disputait sa faculté inaliénable de prendre possession de la portion de sol dont elle a besoin. Certes elle a gagné du terrain, non sans combattre d’ailleurs : lors de son expansion, elle a rencontré d’autres êtres vivants, plus petits, plus frustes, qu’elle a testés. Quelques uns étaient connus de sa mémoire génétique et, ceux-là, elle les a ignorés. La plupart des autres étaient des gêneurs éventuels, des concurrents : elle les a progressivement éliminés en étouffant leurs faibles racines et même, à une ou deux reprises, elle les a empoisonnés en leur distillant des substances dont elle savait sans l’avoir jamais appris qu’elles leur seraient nocives. Mais il y a plus. Elle a identifié d’autres êtres, fugace, mobiles, hors d’atteinte, qui foulent sa terre. C’est l’un d’entre eux, le plus présent, qui est à l’origine de sa souffrance. C’est lui qui parsème sa progression d’obstacles, de pièges, de chausse-trappes. Elle ne comprend rien à son action. Elle n’arrive même pas à deviner si l’être mobile cherche volontairement à lui nuire. Ce n’est certainement pas une question qu’elle se pose puisqu’elle ne pense rien. Elle sait seulement que cette présence lui est dommageable. Impossible pourtant de l’approcher. Elle est confrontée à un problème…/…

 

          Vuibert décida d’intervenir. Il réfléchit plusieurs jours sur la question. En apparence, il continuait à entretenir comme à l’accoutumée sa serre, répétant sans cesse les mille petits gestes d’entretien qu’il avait toujours faits, calculant et recalculant les différents paramètres de son activité de botaniste d’intérieur, taillant ici et là, déplaçant telle ou telle de ses plantes. Mais, en réalité, son cerveau travaillait sans cesse sur le problème autrement gratifiant de savoir par quel moyens il allait limiter l’expansion de sa dionaea. Limiter mais pas empêcher ! Certainement pas empêcher car à quoi rimerait alors toutes ses belles résolutions d’étude « en l’état » de celle qui restait sa plus belle réalisation… Mais limiter certainement puisque, s’il devait présenter son œuvre à des spécialistes, il fallait impérativement démontrer qu’il possédait toutes les données de l’étude, qu’il dominait tous les arcanes de sa mise en situation. En effet, comment écrire un article princeps sur cette première mondiale s’il n’arrivait pas à en contenir les effets indésirables ? Avec effroi, il imagina les réactions de ses invités s’il devait leur avouer que sa créature risquait de s’étendre de manière incontrôlée. Pire encore : s’il lui fallait leur demander leur aide pour résoudre son problème. Il aurait l’air fin… Impensable ! Inimaginable !

 Il mit quatre jours à arrêter son action.

 

Journal de bord de JV. Mercredi 26 avril. Projet de limitation de l’extension d’Isabelle.

  1. le but : empêcher Isabelle de s’étendre de manière anarchique sans, toutefois, entraver son développement naturel de façon trop restrictive
  2. les moyens :
    •  ce qu’il ne faut PAS faire :  employer des moyens trop coercitifs qui risqueraient de nuire à son développement, voire de mettre son existence en danger. Notamment : pas de toxiques (poisons, gaz) ni taille intempestive ou destruction des racines  « surnuméraires » ; pas de limitation chimique (diminution des nutriments) ou d’éclairage.
    • Ce qu’il faudrait (peut-être) faire :
      • implantation de plantes antagonistes susceptibles d’entrer en compétition avec elle = impossible car demandant trop de temps
      • introduction de parasites naturels (insectes sociaux ou mycéliums prédateurs des Dionaea) : à rejeter car trop aléatoire et trop dangereux pour son développement ultérieur
      • mise en place d’un réseau magnétique  de contention : difficile car demandant une très importante recherche bibliographique pour un résultat aléatoire (+ manque de temps). Demande de plus un matériel – et des connaissances d’installation – que je n’ai pas
  3. conclusion : le seul procédé qui me vient à l’esprit est la pose d’un circuit électrique de contention, circuit de faible impédance ayant l’avantage :
    • de ne pas atteindre Isabelle dès lors que ses racines n’entrent pas en contact avec le  circuit (c’est le but recherché)
    • d’être imperméable (dans les deux sens)
    • facile et rapide d’installation et d’entretien
    • précautions à prendre : afin d’être efficace, prévoir une profondeur de 80 cm environ pour un filet à mailles de 1 cm, alimenté en autonome par mon générateur de jardin.

 

          Après avoir relu ce qu’il venait d’écrire dans son ordinateur, Vuibert se renversa dans son fauteuil, satisfait. Il avait enfin l’impression de dominer son sujet : avoir résolu ce petit problème de développement sans nuire à sa protégée… Dans deux semaines, quand les experts du jardin botanique lui rendraient visite, il serait fin près. Alors, tous les deux, déclara-t-il à sa plante carnivore avec un petit rire, nous serons prêts à étonner le monde.

 

          Dès le lendemain matin, il commença à creuser une profonde tranchée à une cinquantaine de mètres de la dionaea jusqu’à obtenir un cercle presque parfait. Presque car, sur le côté ouest, à une trentaine de mètres de la plante, le mur de la serre était un obstacle naturel forcément infranchissable. Avec regrets – mais il n’y avait pas moyen de faire autrement – il se résigna à détruire quelques unes des racines lointaines d’Isabelle mais il ne doutait pas un instant que la robuste plante recréerait – vers l’intérieur cette fois – la partie de son réseau ainsi détruit. Dans le même mouvement, il dût sacrifier plusieurs végétaux jusque là patiemment entretenus et en déplacer bon nombre d’autres. Le prix à payer.  En profondeur, il avait atteint le sol de roches et de pierres en dessous duquel il était à l’évidence inutile de creuser ce qui, au demeurant, aurait été bien plus difficile. Dans un deuxième temps, il déplia le grillage électrique acheté jadis pour défendre sa serre des importuns divers – petits animaux et plantes indésirables - et l’enficha dans la tranchée non sans l’avoir protégée par un produit anticorrosion pour sa partie enterrée (sa partie émergée s’élevait à trente centimètres environ : largement suffisant). Il vérifia les différents relais qui assureraient une distribution électrique homogène de l’ensemble. Enfin, il replaça la terre puis disposa en surface plusieurs voltmètres électroniques pour surveiller la réalité et la constance du débit du courant. L’ensemble lui avait pris à nouveau quatre jours de dur labeur mais il ne regrettait certainement pas son investissement. Après s’être accordé le temps d’un thé prolongé, il brancha l’extrémité de son réseau sur un transformateur qu’il connecta à son générateur. Sans plus attendre, il appuya sur le bouton de mise sous tension. Rien évidemment ne se passa. Vuibert longea le fin grillage et vérifia que le courant passait bien tout du long grâce à ses différents mini-compteurs. Impressionnant, pensa-t-il. Plus de trois cents mètres de grillage ! Mais au fond assez facile… Maintenant, ma grande, tu seras bien sage : je suis certain que tu as suffisamment de quoi vivre ! Tu vois, tout ce qui est dans le cercle est à toi, alors…

 

          Il décida de ne rien changer à sa vie habituelle et passa la fin de l’après-midi à traiter le reste des pensionnaires de son jardin, relativement délaissés depuis plusieurs jours. Après dîner, il alla vérifier son installation électrique. Tout fonctionnait de manière satisfaisante mais il s’aperçut immédiatement que, en l’état, la grille ne saurait suffire à contenir sa dionaea : les racines et autres radicelles ne se détournaient nullement de ce qui aurait dû être pour elles un mur infranchissable. Je m’y attendais, s’exclama-t-il à voix haute, je le savais ! Comment aurais-je pu trouver le bon voltage du premier coup ? Vois-tu, ma douce Isabelle, poursuivit-il en regardant la plante géante qui trônait au centre de son cercle, nous allons devoir procéder de façon empirique : à intervalles réguliers, disons chaque matin, je viendrai te rendre une petite visite spéciale et augmenter l’intensité du courant de notre installation jusqu’à ce que ta petite cage soit opérationnelle. Tu comprends, ma grande ? C’est important, qu’est-ce que tu veux… Je ne peux pas te laisser agir selon ton bon plaisir. Faut que tu apprennes et… Il arrêta tout à coup son bavardage, vaguement honteux d’une attitude qui l’amenait à parler à une plante. Fronçant les sourcils, l’air sévère, il poursuivit en silence son inspection.

 

          Chaque matin, à sept heures précises, Vuibert augmenta le flux de courant de son installation. Le dixième jour, il sut qu’il avait gagné. Les deux jours précédents il avait observé que les extrémités des racines de la dionaea laissées au contact du rideau électrique étaient légèrement brûlées, qu’elles s’étaient comme lignifiées. Aujourd’hui, indéniablement, les fins filaments s’étaient distalement recourbées : à l’évidence, ils cherchaient à échapper à ce qui était un obstacle trop puissant pour eux. Un aveu d’impuissance, en somme. Vuibert afficha un large sourire satisfait. Quatre jours avant la démonstration aux botanistes. C’était parfait. Un timing remarquable, se fit-il la remarque, encore qu’il détesta cet anglicisme pourtant si bien adapté. A présent, j’ai juste le temps de parfaire ma petite présentation informatique. Histoire d’appâter tout ce beau monde. Vingt minutes pas plus, puis les choses sérieuses : la présentation d’Isabelle in situ. Du coup, il ne tenait plus en place et, s’il l’avait pu, il aurait essayé d’avancer la date. Jeudi, c’était si loin !

 

          C’est en effectuant pour la centième fois peut-être l’inspection de son jardin que son attention fut attirée par un détail jusqu’à présent passé inaperçu. Là, près du mur de la serre, de l’autre côté de la dionaea. A cet endroit, le « cercle d’exclusion » était forcément moins large et il avait dû quelque peu modifier son installation électrique. De fait, le barrage grillagé était installé relativement près de la paroi de ciment et, par un artifice qu’il ne s’expliquait pas, la plante avait réussi à implanter sur la surface pourtant dure une sorte de racine grimpante. Plusieurs même. Comment… ? Il ne savait pas encore mais cela était intolérable ! La veille de la visite des scientifiques ! L’un d’entre eux – c’était couru d’avance - ne manquerait pas de s’apercevoir de l’affaire. Lui qui avait justement en tête d’expliquer que le grillage électrique était uniquement destiné à protéger la plante de toute agression extérieure ! Vuibert s’approcha, perplexe. Une Dionaea n’a pas de racines volantes, voyons ! Qu’est-ce… ? Pourtant, il pouvait parfaitement distinguer les espèces de petites ventouses qui permettaient aux racines de s’accrocher. Voilà qu’Isabelle se prend pour un lierre, à présent ! marmonna-t-il. En une autre occasion, il aurait souri de cette extraordinaire réponse à l’enfermement. Mais pas aujourd’hui ! Pas à la veille de son jour de gloire ! Il vérifia au préalable que les fibrilles récalcitrantes relevaient bien de la dionaea puis, à l’aide d’une truelle de jardinier, il fit se détacher l’une après l’autre les petites pastilles adhérentes, prenant bien garde de ne pas blesser le végétal. La ventouse centrale, toutefois, sorte de renflement sombre à l’extrémité de la racine principale, lui résista. Insister davantage, c’était la certitude de meurtrir Isabelle. Il envisagea un temps de couper carrément le prolongement végétal mais non, c’était pire : il préférait de loin le détacher et le rejeter dans l’enceinte électrifiée. En soupirant, il regagna son établi et revint avec un produit volatile anesthésiant végétal, non sans avoir enfilé une paire de gants protecteurs. Il fit couler le liquide sur le bourgeon adhésif de la plante et il eut la satisfaction de voir celui-ci céder immédiatement, l’ensemble de la racine aérienne se rétractant sur le gant de sa main droite. A travers le gant, il pouvait sentir la ventouse principale qui donnait l’impression de rechercher un appui, une prise. Il haussa les épaules et entreprit de se dégager. Il batailla près d’une minute avant que la tige ne se décroche enfin et retombe du bon côté de la grille. Contemplant son œuvre, Il ôta le gant pour frictionner sa main droite ankylosée par l’opération. Bon, à présent, tout est prêt. Je reviendrai demain matin pour vérifier qu’Isabelle n’a pas à nouveau fait des siennes. Ensuite… ensuite… la consécration. Enfin, je l’espère bien, conclut-il.

 

          Vuibert se sentait fatigué. Toutes ces émotions depuis des jours… Et demain… Il n’était pas particulièrement anxieux mais comment savoir avec ces scientifiques ? Tout cela l’excitait certainement mais le fatiguait également : Diable, il n’était plus si jeune ! Ce soir-là, il toucha à peine au repas concocté par son épouse et décida de se coucher de bonne heure. Il n’eut aucune peine à trouver le sommeil. Lorsque son cœur s’arrêta, il dormait profondément et il ne sentit rien.

 

…/… La plante n’est ni satisfaite, ni mécontente. Comme la Nature dont elle vient, elle est indifférente à ce qui ne la concerne pas directement. Elle a déjà oublié l’être mobile qui limitait sa vie. Dans sa mémoire floue, elle sait à présent que l’être, comme les plantes rivales, est sensible aux substances qu’elle distille pour se défendre puisqu’il n’est plus là. Qu’il ait disparu ou qu’il ait été découragé lui importe peu : il n’est plus là et c’est ce qui importe. A présent, elle peut reprendre sa patiente colonisation. Dans quelque temps, elle pourra même s’appuyer sur d’autres elle-même car elle pressent que le jour n’est plus loin où elle pourra se reproduire. Alors, ce sera encore plus difficile pour l’arrêter. Elle est prête à affronter les indésirables si, d’aventure, ils s’avisaient de chercher à la contrôler ou à lui nuire. Pour elle le temps ne compte pas mais à mesure qu’il passe, elle apprend ou redécouvre les moyens de sa survie. Elle attend…/…

 

 

 année 1998

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