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La victoire en chantant

1 Juin 2014 , Rédigé par Bruno SERIGNAT

 

 

          Il ne pouvait pas en croire ses yeux. Non, il ne pouvait pas arriver à le croire ! Il s'empara à tâtons de la chaise et s'y laissa tomber lourdement, au bord de l'évanouissement : le choc était si grand, si formidable ! Incroyable et pourtant la notification étalait devant lui son texte laconique :

 

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REPUBLIQUE MONDIALE UNIFIÉE

Délégation de l'Europe de l'Ouest

Département-Ministère des Loisirs et de la Culture

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Liberté et Solidarité

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Au Sieur et Citoyen Manituda ORGENT,

Div.3, Sous Div.228B, Quart. sud, 11/7, appt 613.

 

Citoyen et cher monsieur,

 

            Suite à votre dépôt de dossier en date du 24 octobre 2076 et conformément aux règlements en vigueur, après consultation des conseillers-responsables de session et avis favorable du Grand Jury Spécial, nous avons l'honneur et le plaisir de vous informer que votre candidature  a été retenue en vue de votre participation à la prochaine Session Culturelle d'Activités Ludiques qui sera organisée en notre Centre de Jeux de San Andréas, délégation d'Amérique du nord, du 10 au 20 juin 2077.

            En conséquence, si vous maintenez toujours votre candidature, vous êtes prié de vous mettre le plus rapidement possible en rapport avec notre centre local d'Activités Ludiques de Paris-Défense-Noeud I/27M qui vous renseignera sur les démarches à accomplir.

            Vous accompagnant de nos vœux les plus sincères,

                                 

   p/o le délégué intermédiaire

J. Parès-Lansca

 

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         Les lettres banales dansaient devant ses yeux. Le porteur spécial qui avait amené la missive l'avait regardé, lui avait-il semblé tout à coup, avec un sourire en coin et Manituda, surpris à un des moments où il s'y attendait le moins, avait senti son cœur soudain se décrocher dans sa poitrine. Puisque les refus n'étaient pas notifiés, se pouvait-il que... ? Oui! Oui ! Il était accepté. C'était fait ! Sa vie allait changer. Déjà, depuis une minute, il était devenu différent des autres. Les oreilles sifflantes, le souffle encore coupé, il se tourna vers son vieux visiophone : qui ? Mais qui  prévenir en premier ? C'était tellement extraordinaire... Tout allait enfin bouger pour lui.

 

 

          Il est parfaitement exact que tout changea dans la vie de Manituda. Lui, simple étudiant, sans attaches particulières, sans même vrais amis, se retrouva soudain propulsé au devant de la scène. En tout cas dans sa région, dans sa ville, dans son coin de rue. Les gens se pressaient à présent à son domicile. Lui qui, hier encore, n'était qu'une ombre dans la foule anonyme, était devenu un héros, une gloire, une célébrité. On le félicitait, on le congratulait, on voulait le toucher, lui serrer la main, quémander son regard. Des milliers d'amis jusque là inconnus se prévalaient de lui, chantaient son intelligence et sa sagesse, discouraient sur ses mérites réels ou supposés. La Télévision était venue l'interviewer. Les journaux locaux - et même quelques continentaux - citaient son nom. Il était devenu une gloire de la Région. Il était celui qui allait défendre le renom de tout un peuple, celui qui allait porter le plus loin possible les couleurs de ses contemporains : il avait été sélectionné pour les Jeux. On pouvait l'envier, le jalouser, le haïr ou mettre les espoirs les plus fous en lui, tout le monde, à présent, connaissait son nom et jusqu'aux moindres détails de son existence. Puisqu'il était un candidat officiel, accepté, reconnu. Celui de sa Région, le seul au demeurant (il l'avait vérifié). Il était celui qui, même battu, resterait célèbre quoi qu'il se passe. Il irait en Amérique. Il verrait le Centre des Jeux de San Andréas. Il combattrait Elsa et sa toute puissance et pourrait en parler sa vie entière par la suite. Il était devenu le porte-parole de l’ensemble d'une population.

 

          Face à ce déferlement brutal qui prenait parfois des allures d'hystérie collective, Manituda chercha à conserver la tête froide. Il possédait à présent une célébrité qui ne le quitterait plus, mais ce n'était bien entendu rien par rapport à ce qu'il pouvait espérer s'il sortait vainqueur des Jeux. Mais ça, ça serait plus difficile. Quoique... N'était-il pas, dans le fond, moins aisé d'être choisi, seul parmi des millions et des millions de gens, que de triompher du dernier carré des candidats réels ? D'autant qu'il y avait, dans ce groupe d'un millier de privilégiés - un millier pour l'ensemble du globe -, souvent plusieurs vainqueurs... Alors, pourquoi pas lui ? Le plus difficile était peut-être déjà fait. Manituda se prenait à envisager un avenir de rêve. Ou, pour être plus exact, il commençait à se dire que ses rêves - rêves qui comme chez quelques centaines de millions d'autres personnes existaient depuis toujours - allaient eux, et eux seulement, peut-être se concrétiser. Et puis, cela ne faisait de mal à personne que de s'imaginer riche, célèbre - bien plus célèbre encore qu'à présent -, menant cette vie qui ferait de lui un des personnages les plus puissants de la Terre. Un de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, laissent une trace dans l'histoire. Un pur héros.

 

          La session était prévue trois semaines plus tard. Manituda était prêt. Cela faisait si longtemps que, comme tant d'autres moins heureux, il avait réfléchi, pensé et organisé sa participation qu'il n'attendait plus que le moment de s'envoler pour cette antichambre du paradis, San Andréas. C'était dans cette petite ville, longtemps ignorée, de la côte ouest de la province des Etats-Unis d'Amérique, qu'avait été installée la grande machinerie des Jeux. Depuis quarante ans qu'ils existaient, depuis la fin de la guerre de Corail et l'avènement de la Seconde République Mondiale pour être précis, les Jeux drainaient en ce lieu l'attention de la planète entière. Evidemment, il y avait toujours, de par le monde, des guerres civiles, des tentatives de rébellions, des conflits sociaux, ethniques ou religieux, le chômage, les tremblements de terre et les inondations, la violence gratuite, les accidents, tous ces événements qui parsèment la vie des hommes en autant de repères tragiques. Mais, le temps des Jeux, deux fois par an, l'humanité paraissait retenir son souffle. Des centaines de millions de personnes, de toutes conditions et de toutes origines, luttaient, souffraient, espéraient avec les candidats dont les média relataient complaisamment, avec force détails et interprétations, les moindres avatars, les plus petites péripéties de leurs aventures. Car être sélectionné pour participer aux Jeux, c'était déjà être glorieux mais devenir un des vainqueurs, c'était le bonheur suprême, c'était accéder au fantasmagorique univers de Bradock, l'île merveilleuse des milliardaires, le repos éternel des gagnants. Un rêve insensé, irréel, et néanmoins, avec un peu de chance, à la portée de tous. Il était donc facile de s'identifier aux héros des Joutes et, contre toute logique, d'espérer qu'à son tour, la fois suivante, qui sait ?

 

          Accompagné par une foule enthousiaste, porté par des milliers d'encouragements, saturé de discours, submergé de mille petits cadeaux aussi touchants qu'inutiles, Manituda s'embarqua dans l'avion qui devait l'amener à Bruxelles d'où, après regroupement avec les autres candidats du district européen, il serait habilité à emprunter la stratofuz du Ministère des Loisirs qui l'emporterait vers son destin, de l'autre côté de l'océan. Dire qu'il était ému serait un euphémisme tant il avait imaginé ce moment précis. Mais il était surtout impatient d'en découdre, désireux plus que tout d'en finir en se mesurant à Elsa, l'ordinateur géant des Jeux qui l'attendait sans impatience.

 

 

          Le premier soir, il participa à la soirée inaugurale et à ses réjouissances multiples. Bien que les convives aient été triés sur le volet, il se retrouva immergé au sein d'une marée humaine de dignitaires, de dirigeants, d'animateurs ou d'officiels plus obscurs qui, tous, arboraient la flamme orange des Jeux. Il put repérer certains autres candidats, noyés comme lui dans cette foule, à leurs airs empruntés et à leur réserve qui tranchaient sur le reste de l'assemblée et qui lui renvoyaient l'image de sa propre indécision. Manituda s'éclipsa immédiatement après l'allocution, brève mais percutante, du Ministre des Loisirs. Pour rien au monde il n'aurait succombé aux nombreuses tentations de l'extraordinaire soirée. Il soupçonnait que, d'une certaine manière, les Jeux avaient déjà commencé.

 

          L'appartement mis à sa disposition était spacieux mais calme. Il réussit à se reposer relativement bien compte tenu de son état d'excitation. Quand, le lendemain matin, les deux gardes orange de sa protection rapprochée vinrent le chercher, il présentait un visage qu'il jugeait acceptable. On le conduisit en véhicule individuel jusqu'à un grand bâtiment de verre isolé dans un parc luxuriant. Il faisait un temps splendide. Les vitres du Palais des Jeux scintillaient de mille feux au soleil du Pacifique et Manituda en avait les yeux presque meurtris. Très peu d'animation dans cet univers protégé mais la tranquillité voulue d'une mise en condition. Il jeta un bref coup d’œil à l'escalier monumental avant qu'on lui indique un ascenseur des plus ordinaires qui le conduisit dans un sous-sol brillamment éclairé mais totalement désert. Ses gardes l'abandonnèrent à la porte d'une petite pièce où on le pria de s'asseoir. Les choses sérieuses commençaient.

 

 

                   - Bonjour monsieur Orgent. Avant toutes choses, au nom du Comité des Jeux et en mon nom propre, je voudrais vous souhaiter la bienvenue en ce lieu et vous présenter, d'ores et déjà et le plus sincèrement possible, tous nos vœux de réussite. Je suis Elsa. Nous allons passer une décade ensemble et j'espère que notre réunion sera la plus agréable possible.

 

          La voix était grave et chaude. Une voix de femme, sensuelle et concernée qui, bien entendu, s’exprimait dans sa langue maternelle. Elle paraissait sortir de nulle part. Aucun haut-parleur n'était visible. La pièce, de dimension assez moyenne, ne renfermait en fait qu'une console d'ordinateur et un fauteuil d'aspect confortable qui faisaient face à un grand écran mural. L'écran était éteint.

 

                   - Mais avant tout, reprit la voix, il me faut savoir ce que vous désirez. Tout d'abord, sachez que vous pouvez m'appeler Elsa ou par tout autre nom que vous souhaitez. Nous nous exprimerons également dans la langue de votre choix : votre langue maternelle ou l'anglais international, à vous de me le dire. Enfin, pour personnaliser nos relations, il est souhaitable que je vous apparaisse sous la forme d'une image de moi qui vous plaira : ce sera à vous de me préciser femme ou homme - ou toute autre apparence qui vous mettra à l'aise - et de spécifier les principales caractéristiques de la personne ou de l'objet. Pouvez-vous à présent me renseigner ?

 

          Manituda resta un instant silencieux. Sans être particulièrement méfiant, il avait décidé de ne jamais se presser, de réfléchir à chaque situation et à chaque remarque de la machine, de soigner son image. On lui avait assez répété que, dans les Jeux, les formes et l'apparence étaient tout aussi importantes que le fond.

 

                   - Bonjour Elsa. Ce prénom me va très bien. C'est d'ailleurs le vôtre, je crois. Enfin, celui sous lequel vous êtes le plus connu ...

 

          Stop ! Déjà, je parle trop et trop vite, pensa Manituda. Rappelle-toi la première règle : quand on est si désireux de plaire, si impatient de réussir, on en fait toujours un peu trop... Prudence !

 

                   - Nous pourrions employer ma langue maternelle, si vous êtes d'accord, reprit-il. Quand à votre apparence, que me suggérez-vous ?

 

          L'ordinateur resta silencieux. Manituda décida de choisir une femme. Plutôt jeune et blonde. Les yeux verts puisqu'il avait le choix. Le premier essai de la machine fut un coup de maître. Sorti du néant et l'observant avec bienveillance, un visage de femme lui souriait. Il en eût le souffle presque coupé : bien qu'il ne l'ait jamais vue, la femme paraissait tout droit sorti de son idéal caché. Exactement le type de femme dont il eut pu tomber amoureux. Ce n'était pas un hasard. Les nombreux tests préliminaires qu'il avait passés avant d'être autorisé à concourir expliquaient ce choix. Pour la première fois depuis qu'il était à San Andréas, Manituda comprit qu'il avait réellement affaire à très forte partie.

 

                   - Cher monsieur Orgent, mon aspect vous convient-il ? Devant son bref hochement de tête approbateur, l'ordinateur poursuivit : maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous expliquer notre mode de fonctionnement. Je sais, cher Manituda - car vous permettez que je vous appelle ainsi, n'est-ce pas ? - que vous savez tout cela par cœur mais il est de mon devoir - c'est d'ailleurs le règlement - de vous rappeler les conditions des Jeux. Pour qu'il n'y ait aucun malentendu par la suite. Bien. Tout d'abord, sachez que nos, disons, séances dureront chaque jour, et pendant dix jours, de neuf heures du matin à cinq heures du soir. A tout moment, je dis bien à tout moment, vous pourrez interrompre les épreuves. Vous n'aurez qu'à appuyer sur le bouton rouge que vous voyez sur votre console, en bas et à droite. Vous attendrez cinq secondes et vous appuierez à nouveau pour confirmation. Dès lors, on viendra vous chercher et on vous raccompagnera chez vous. C'est tout. Toutefois, que cela soit bien clair : si vous décidez d'interrompre, ce sera définitif et sans appel. Vous avez bien compris ? C'est parfait. Le deuxième point concerne vos éventuels contacts : vous ne devez pas en avoir. Vous ne devez rencontrer personne. Quand nous avons fini, vous regagnez vos appartements où vous faites ce qu'il vous plaît, cela ne nous concerne pas. Vous pourrez consulter n'importe quelle base de données ou votre ordinateur personnel, regarder les programmes de télévision, lire un livre ou un journal. Vous êtes également libre de prendre n'importe quel médicament, d'utiliser n'importe quelle drogue, de dormir ou de veiller, de jeûner ou non, etc. Vous ferez ce que vous voudrez mais sans communiquer avec personne. C'est la seule condition. Dans le mur de droite - l'image se pencha en avant et donna l'impression de fixer un coin de la pièce - vous trouverez de quoi vous restaurer pendant les séances. Si vous avez une envie particulière, vous le dites, on s'efforcera de vous satisfaire. De l'autre côté - et le regard de la femme balaya l'écran en sens inverse - vous avez un cabinet de toilette à votre disposition ainsi qu'une petite salle de détente. N'hésitez pas à me demander de vous ouvrir les cloisons si vous le souhaitez.

 

          Elsa laissa planer quelques instants de silence avant de reprendre :

 

                   - En ce qui concerne les épreuves, vous les affronterez à votre propre rythme. Vous pourrez vous arrêter aussi souvent et aussi longtemps que vous le désirerez. Bien entendu, il en sera tenu compte dans l'attribution de votre note finale mais ne vous croyez pas obligé de lutter contre le temps : c'est un des facteurs d'appréciation mais probablement pas le plus important. Enfin, je dois attirer votre attention sur le fait que vous serez peut-être étonné par certaines épreuves qui pourront vous paraître trop faciles ou étranges voire incompréhensibles de vous. A d'autres moments, vous trouverez éventuellement nos propositions impossibles à réaliser : ne vous laissez jamais rebuter. Rappelez-vous qu'un échec est parfois aussi positif qu'un succès. Un dernier point enfin : ne cherchez surtout pas une progression logique dans le déroulement de nos exercices car, à supposer qu'il y en ait une, vous ne la percevriez certainement pas. Tout ceci vous paraît-il suffisamment clair ? Bien. J'ajoute pour terminer que sur votre écran de contrôle, en surimpression, vous aurez le nombre, exact et en temps réel, (actuellement de 1027 comme vous pouvez le constater), des candidats restant en course ainsi que, à chaque moment, le score auquel vous serez parvenu par rapport à une base théorique. En fin de journée, on vous communiquera votre classement réel provisoire. Je pense vous avoir tout dit. Avez-vous des remarques ou des suggestions à formuler ?

 

          Elsa attendit une dizaine de secondes mais Manituda resta impénétrable.

 

                   - Alors, reprit la voix amicale, il est 10h37. Nous commençons quand vous voulez. Appuyez sur l'écran tactile d'activation de votre console dès que vous serez prêt. Je vous souhaite du fond du cœur bonne chance.

 

          On y était. Manituda prit une profonde inspiration, ferma les yeux un très bref moment et avança la main vers son écran.

 

 

          La première épreuve fut très spéciale, du moins la trouva-t-il ainsi. A peine Manituda avait-il comme convenu posé la main sur son écran qu'un énorme grondement, tel un bruit de tonnerre, emplit soudain la pièce qui se mit à trembler, grondement suivi instantanément par une série de sifflements qui allèrent decrescendo avant de disparaître définitivement dans un silence soudain étouffant. Il était à moitié debout lorsque, poussé par une volonté farouche, Manituda se força à se rasseoir et à contempler l'écran mural d'où le visage d'Elsa avait disparu pour laisser place au sigle orange des Jeux. Elle réapparut, le contempla sans surprise avant de déclarer :

 

                   - Cher Manituda, l'épreuve consiste à traduire en langage écrit le bruit que vous venez d'entendre. Prenez, s'il vous plaît, votre stylet et écrivez sur votre écran électronique.

 

                   - Comment ? Mais écrire quoi ?

 

                   - Vous voulez passer à l'épreuve suivante ?

 

                   - Heu... Mais non, bien sûr... je... d'accord...

 

          Il chercha à transcrire sur son tableau électronique les sons qui flottaient encore dans ses oreilles puis se renversa en arrière, laissa passer quelques secondes, et appuya sur son écran, à nouveau disponible pour l'exercice suivant. Rien ne se passa. Le logo fixe des Jeux continuait à lui faire face. Il attendit encore un peu et réappuya, toujours sans succès. En désespoir de cause, il appela l'ordinateur. Presque immédiatement, l'image souriante fut de retour.

 

                   - Oui, Manituda ?

 

                   - Heu ... Eh bien, nous continuons ?

 

                   - Voyez-vous, cher ami, je vous ai dit que nous procéderions à votre rythme. Je voulais dire que vous pouvez différer autant que vous le voulez vos réponses. En revanche, vous ne pouvez pas abréger les périodes réfractaires que nous jugeons indispensable au bon déroulement des épreuves. Vous comprenez ?

 

          Elsa ne paraissait nullement fâchée et, après un court silence souriant, le logo des Jeux remplaça à nouveau son image. Manituda se renfonça dans son fauteuil, patient tout à coup. Première leçon. Autant pour lui.

 

          La jeune femme réapparut pour lui proposer des figures colorées géométriques qu'il fallait agencer dans un ordre bien spécifique. Il eut l'impression de bien s'en tirer.

 

          Manituda y avait souvent pensé et avait décidé longtemps auparavant de ne pas arrêter de stratégie précise. Sa seule approche cohérente devait être la spontanéité et l'adaptation au fur et à mesure. Il souhaitait jouer la franchise. Comme il ne savait pas réellement ce qu'on attendait de lui, il avait choisi de réagir avec sa propre subjectivité. S'il devait vite échouer, que ce soit au moins de lui-même et non à cause de réactions supposées et d'interprétations fallacieuses. Ce premier jour, il se félicita de sa décision. La journée passa à la vitesse de l'éclair. Quand Elsa, tout sourire et les yeux brillants, lui annonça qu'il pouvait regagner son appartement, il la contempla avec stupéfaction mais elle avait raison : il était presque 17 heures. Manituda secoua la tête comme s'il ne pouvait pas y croire. Les candidats n'étaient plus que 897. Quant à lui, il totalisait 128 sur un chiffre théorique de 141. Il était sixième au classement général.

 

          Le cœur allègre, il avait le crâne empli d'une multitude de sons, de signes et de formes quand, la porte soudain ouverte, il emboîta le pas des gardes orange. Il n'était pas si fatigué que cela.

 

           Les jours suivants furent beaucoup plus éprouvants pour lui. Non pas parce que les épreuves devenaient progressivement difficiles - elles étaient toujours à peu près semblables - ni parce qu'il avait l'impression de ne plus être à la hauteur : son classement, chaque soir, le confortait dans le peloton de tête puisqu'il ne rétrocéda jamais au delà de la onzième place et qu'il eut même un soir la bonne surprise de se savoir deuxième. Il est vrai que le nombre des participants avait progressivement chuté : au soir du septième jour, ils n'étaient plus que 57. Manituda cherchait à se convaincre que ce résultat, inespéré, était déjà en soi une grande victoire. D'abord une victoire sur lui-même qui avait su résister, en tous cas jusqu'à maintenant, à toutes les difficultés, à tous les pièges probables. Mais surtout - et c'était le plus exaltant - une victoire sur le reste du monde car, à y bien réfléchir, il était ce jour-là le deuxième d'une série semestrielle qui avait été sélectionnée parmi les habitants de la Terre entière. L'idée était totalement enivrante. Toutefois, ce qui était dur à supporter, ce qui rendait ces journées de plus en plus douloureuses, c'était précisément la notion d'être arrivé si loin, de toucher presque au but, et de risquer de se retrouver battu au dernier moment. Sans savoir pourquoi. Sans connaître avec certitude le thème qui lui vaudrait la défaite. Sans pouvoir apprécier ses erreurs. On lui avait bien fait comprendre - c'était une des règles des Jeux - qu'une élimination, même tardive, n'était jamais expliquée et jamais remise en cause. C'était ce poids qui, jour après jour, devenait plus pesant, plus contraignant.

 

          Le huitième soir, alors qu'il ne s'était rien passé de particulier et que, comme chaque jour, sous le regard charmeur d'Elsa, il avait satisfait du mieux possible aux épreuves, il s'aperçut avec horreur qu'il n'était plus classé que 31ème sur un total de 43. Il ne put trouver aucune explication plausible. L'échec était donc à présent tout proche et son angoisse d'autant renforcée. Il ne trouva le sommeil que fort tard, au petit matin, et encore ce sommeil s'apparentait-il plus à une somnolence qu'à un véritable repos.

 

          Il aborda le neuvième jour le moral au plus bas. D'ailleurs, toute la journée, il eut l'impression de ne commettre que des erreurs. Il faillit même appuyer sur le bouton rouge alors qu'à la suite d'une panne supposée (mais qui faisait évidemment partie intégrante de l'épreuve, il le sut par la suite), il se trouvait, interrompu en plein test de déduction, dans l'obscurité totale. Mais à quoi bon renoncer ainsi ? Il serait toujours temps de déclarer forfait. D'ailleurs, il s'était habitué à cette vie étrange, totalement tournée vers un monde extérieur fait de symboles, de signes, de films, de musiques, de questions saugrenues, de réflexions absurdes, mais qui, dans le même temps, le laissaient absolument seul avec lui-même, seul avec ses interrogations et ses doutes, seul en prise avec son malaise. Et puis, il y avait la femme sur l'écran qui lui souriait, qui l'aidait, qui donnait l'impression de le plaindre et de le soutenir. Il croyait la connaître à présent mieux qu'aucun autre être vivant. Une amie. Qu'il aimait et qui l'aimait peut-être. Souvent, il avait du mal à réaliser que ce n'était qu'une chimère, un rêve, une femme électronique. Que derrière ce visage qui lui plaisait tant, il n'y avait que des microprocesseurs, des nucléopuces et des circuits intégrés. Il était profondément découragé quand son humeur, labile après tant d'incertitude et de fatigues accumulées, bascula totalement. Ne regardant plus depuis longtemps les classements dont il avait supprimé, comme il en avait le droit, l'information de son écran, il s'apprêtait à repartir une dernière fois pour cet appartement qui lui faisait maintenant horreur quand la femme le rappela :

 

                   - Manituda... A la veille du dernier jour, pourquoi ne pas regarder votre classement ?

 

                   - La seule chose que je sais, s'entendit-il répondre, c'est qu'on ne m'a pas encore appris que j'étais éliminé. Et c'est vrai que c'est déjà beaucoup. Mais...

 

          Il était premier ! Premier sur 17. Il porta sa main à sa bouche, comme pour la mordre et se prouver qu'il ne rêvait pas. Il se retourna vers l'écran où Elsa l'observait avec attention. La femme souriait légèrement et ses yeux étaient amicaux. Manituda et l'image virtuelle s'observèrent dans un silence chargé d'émotion et l'homme eut la sensation, la certitude plutôt, qu'une sorte de courant passait entre eux. Une onde de sympathie. Une véritable complicité. Peut-être même quelque chose d'encore plus fort, qui les reliait au delà de la matière et par delà leurs différences. Ce sentiment étrange ne le quitta pas de la soirée.

 

          Arriva donc le dernier jour et, quelle qu'en puisse être l'issue,  Manituda sentit qu'il serait à jamais débarrassé des Jeux. On ne pouvait y participer qu'une fois et, à supposer au demeurant que le règlement ait été autre, les chances d'être à nouveau sélectionné auraient été de toutes façons inexistantes. Mais ce n'était pas cela : quelque chose, au fond de lui, lui soufflait que, d'une manière ou d'une autre, il était promis à un avenir différent. Après tout ce qu'il avait enduré, après tous ces espoirs insensés, il lui paraissait impossible d'être renvoyé à l'anonymat relatif dont il venait. Il n'aurait pas pu croire à une telle malchance. Il était à présent au bord de la gloire. C'était à lui de savoir gérer cet acquis immense. A lui de ne pas gâcher ce que, d'ores et déjà, il possédait : une première place à l'entrée de ce dernier jour décisif.

 

          Manituda était extraordinairement concentré, plus méfiant encore que les journées précédentes. Il savait qu'on chercherait à le déstabiliser, à lui montrer que rien, jamais, n'était définitivement acquis. On n'attendait, c'était certain, qu'un signe de relâchement de sa part. La défaillance de celui qui croit avoir partie gagnée. Mais on ne le prendrait pas en défaut. Il était prêt à jouer sa chance jusqu'au bout.

 

          Elsa apparut à neuf heures précises, comme chaque jour. Si elle avait, elle aussi, la sensation que la dernière ligne droite était en vue, elle ne le montra pas.

 

                   - Bonjour, Manituda. Est-ce que vous avez pu vous reposer comme vous le désiriez ?

 

          Les mêmes paroles que d'habitude. Et, comme à l'ordinaire, elle enchaîna sans attendre sa réponse.

 

                   - Nous allons aujourd'hui commencer par la projection d'une scène vidéo que je vous demande d'observer avec attention. Etes-vous prêt ?

 

          Les images qui défilaient devant les yeux de Manituda étaient parfaitement anodines. Les plans d'une forêt tropicale, touffue et impénétrable, entrecoupée, ça et là, d'images de ruines ensevelies, de monuments épars et mangés par une végétation  omniprésente, de statues de dieux étranges, renversées et mutilées. Les images étaient curieusement répétitives, sans ordre précis apparent. Cela dura une vingtaine de minutes puis l'écran mural s'obscurcit, sans faire place à l'habituel logo. Une interruption de quelques minutes encore puis Elsa, à nouveau, toujours aussi souriante et détendue.

 

                   - Voilà, cher Manituda. Les épreuves sont terminées. Non, on ne vous demande rien sur le film que vous venez de voir. Je vais vous communiquer le résultat final des 87ème Jeux mais, avant toute chose, je souhaite vous remercier très sincèrement de votre collaboration. Je veux croire que vous ne garderez pas un mauvais souvenir de ces dix jours passés en ma compagnie. Moi, je vous l'assure, je les ai trouvés très intéressants. Mais je ne veux pas vous faire attendre davantage...

 

          Le classement apparut, cette fois-ci, sur le grand écran, en superposition du visage de la femme. Et... Ouiiiiih ! Il était vainqueur. Manituda garda son calme : pas un tressaillement de son visage, pas un mouvement échappant à son contrôle. Il fut très satisfait de cette maîtrise de soi. Mais, au fond de lui, il aurait pu penser que son crâne allait se liquéfier, qu'il était sur le point d'exploser. Il était au comble de la joie et, par un effort surhumain, il arrivait à rester de marbre.

 

                   - Alors, reprit Elsa, maintenant vous savez. Vous terminez en tête des neuf candidats restants. Sur les plus de mille du départ. Je dois vous féliciter pour cette extraordinaire performance. Toutefois, il me faut à présent vous expliquer certaines choses importantes.

 

          Dans la joie de cette victoire tant attendue, tellement espérée, Manituda entendait les paroles de l'écran comme si elles arrivaient du fond d'un gouffre gigantesque situé à une distance incommensurable.

 

                   - Voyez-vous, poursuivait la femme, les Jeux ne sont pas tout à fait ce que vous croyez, pas tout à fait ce qu'en pense la population de notre République. Il s'agit, bien sûr, d'un procédé de sélection, d'une compétition, si vous préférez, la plus juste possible. Un moyen de reconnaître sans erreur les meilleures individualités. Ceux qui, au sein d'une population immense, présentent les aptitudes les plus grandes. Et vous faites indéniablement partie de ceux-là, mon cher Manituda, cela ne fait aucun doute. Mais c'est peut-être le but, la raison profonde, de tout cela qui échappent au plus grand nombre, qui vous échappent aussi à vous. Les Jeux, en effet, s'ils débouchent sur une récompense certaine, ne conduisent pas dans je ne sais quel monde de milliardaires qui d'ailleurs se révélerait probablement passablement ennuyeux. Non, leurs succès conduisent tout simplement les vainqueurs aux commandes de l'Etat. Dans l'équipe dirigeante de la République. Je saisis votre surprise, mon cher Manituda. Je la saisis parfaitement mais comprenez-moi bien, je vous en conjure, comprenez bien ce que cela implique : les Autorités ont en effet pensé qu'il fallait nécessairement que les cadres de l'Etat se renouvellent régulièrement. Bien entendu, comme vous le savez, il y a toutes les filières traditionnelles mais vous en devinez probablement les limites : le manque d'originalité, les insuffisances dans les domaines nouveaux, le conformisme. Imaginez donc l'avantage pour le Bien Public d'un apport continu de sang neuf. Songez aussi, en l'absence d'un tel système exclusivement fondé sur le mérite, aux inévitables passe-droits que cherchent à imposer pour eux et pour leurs familles tous ceux qui sont déjà en place. Je n'évoque que pour mémoire les arrangements, les combines, les marchandages, etc. Pour toucher les forces vives de notre population, il fallait autre chose. Trouver un autre moyen de recrutement. C'est dans ce but qu'ont été créés les Jeux. Ils servent avant tout à cela. C'est pour cette raison, également, que leur organisation a été confiée à une intelligence indépendante, un ordinateur à l'abri des pressions : moi en l'occurrence. Bien entendu, ce n'est qu'une partie de nos cadres qui sont recrutés de cette manière, une faible partie, mais vous seriez surpris de constater combien cette filière envoie ses lauréats haut dans la hiérarchie.

 

          Abasourdi par ces extraordinaires révélations, Manituda avait du mal à parler. Il arriva à balbutier :

 

          - Mais alors... Bradock... Tous ces... tous les reportages sur la vie des gagnants ...

 

          - Mais Bradock n'existe pas, voyons, je pensais que vous veniez de le comprendre. Du moins, pas comme on le croit. Tout ce qu'on en dit, c'est de la désinformation. C'est d'ailleurs le Département-Ministère de l'Information qui en est chargé.

 

          - Alors... alors... rien n'est vrai. Tout est faux ? C'est un simulacre ? Une tromperie ? Des mensonges ?

 

          - Allons, allons, répondit Elsa, pas de vilains mots. C'est juste que la réalité est un peu différente, c'est tout.

 

          - Mais pourquoi ? Pourquoi ?

 

          - Pourquoi ? Parce que les gens veulent des Jeux qui rapportent la Gloire, de l'argent, le plaisir, que sais-je encore ? Vous croyez qu'ils s'intéresseraient à une simple filière de recrutement de hauts fonctionnaires ? En sachant très bien que pas un sur un million n'aurait les capacités requises pour être choisi ? Non, mon cher Manituda, avec les Jeux tels qu'ils sont présentés, tout le monde peut espérer être sélectionné. Tout le monde peut croire à sa chance. Ici où là, demain ou plus tard...

 

          - Mais, c'est scandaleux ! Une infecte tromperie !

 

          - Un arrangement avec la réalité, mon cher Manituda, un simple arrangement. Certains gagnants voient vraiment leurs vies changer. Pensez : être propulsé ainsi aux commandes de l'Etat. Après une initiation adéquate, évidemment. Mais courte. Très courte. J'ai vu des milliers de gens devant cet écran. Aucun de ceux qui ont été choisis n'a été déçu. Au contraire : le Pouvoir, c'est souvent bien mieux que la notoriété. D'ailleurs, ils sont réellement célèbres. Pas de la même manière mais célèbres néanmoins...

 

          - Oui. A Bradock qui n'existe pas.

 

          - Pas à Bradock mais ils sont souvent tellement plus puissants ailleurs.

 

          - Ainsi on me propose d'accéder à un poste de haute responsabilité au service de la République ? C'est bien cela ?

 

          - Pas tout à fait, répondit l'ordinateur.

 

          Manituda ne saisissait plus très bien l'ensemble de ce qu'Elsa cherchait à lui expliquer.

 

          - Comment ça, pas tout à fait ? murmura-t-il.

 

          - Vous avez participé aux épreuves de sélection dont vous vous êtes remarquablement tiré, je l'admets. Mais il y a autre chose. Malgré tous les tests préalables, je ne peux pas être encore vraiment sûre que la personne sélectionnée corresponde à ce que nous recherchons. C'est pour cela que, en même temps que les épreuves auxquelles vous avez participé, j'ajoute quelques autres tests - comment dire ? - plus intimes. Des tests de personnalité, des profils psychologiques, des examens de ce genre, quoi. Sans que le candidat le sache, évidemment. C'est que j'appelle la sélection souterraine. Au bout du compte et pour résumer, il y a en réalité trois situations : la majorité des candidats sont éliminés en cours de route et retournent chez eux, heureux néanmoins d'avoir été conviés aux Jeux et d'en tirer une certaine gloire. Quelques autres satisfont aux critères exigés et sont donc retenus. Ils peuvent bien entendu refuser l'honneur qui leur est fait mais c'est au bout du compte assez rare. Enfin, chaque fois, il y a un ou deux candidats qui représentent des cas un peu particuliers, des cas spéciaux : ces personnes, tout en réussissant généralement assez bien aux épreuves, posent un problème à la Collectivité par leurs profils, heu, inadéquats. En raison de personnalités qui pourraient se révéler dangereuses pour le Bien Public et l'intégrité de la République, si vous préférez.

 

          - Et ?

 

          - Vous êtes dans ce troisième cas. Croyez bien que j'en suis réellement désolée.

 

          Manituda était consterné. Littéralement malade de comprendre soudain que tout ce en quoi il avait cru n'existait pas. Qu'il s'agissait, dans cette compétition en définitive cruelle, de bien autre chose. Comment, en l'espace d'un instant, remettre en question tout ce qui  avait peuplé une vie ? Un recrutement. Un simple recrutement pour une fonction administrative. La vérité était si brutale qu'il devait se forcer pour ne pas croire qu'il s'agissait d'une épreuve supplémentaire, pour ne pas croire qu'on le testait une fois de plus. Mais il était persuadé qu'Elsa ne lui mentait pas. Il comprenait tout à coup le machiavélisme et la redoutable efficacité de ce qu'elle lui expliquait. Il n'en restait pas moins qu'on l'avait trompé. Qu'on lui avait menti. Qu'on mentait à tout le monde. Que les règles du jeu étaient truquées. C'était... c'était scandaleux, il n'y avait pas d'autre mot. Mais qu'y faire ? Et puis, qu'avait-elle dit aussi ? Dangereux ? Il était considéré comme dangereux pour la collectivité ? Dangereux pour l'intégrité - quelle intégrité ? - de la République ?

 

                   - Alors je suis considéré comme un élément... euh... dangereux pour le système en place ? C'est ça ? C'est bien ça ?

 

          Le visage parfait le regarda en hochant la tête, sans dire un mot.

 

                   - Et en quoi suis-je dangereux comme vous dites ? Hein ? Sur quels critères avez-vous décidé ça ?

 

          Manituda hurlait sans s'en rendre compte mais Elsa ne lui répondit pas. Elle se contentait de l'observer comme si elle cherchait à évaluer ce qu'il fallait faire de lui. Ce qui était d'ailleurs probablement faux. Tout était depuis longtemps décidé. Il n'avait jamais eu la moindre chance. Radouci, il murmura :

 

                   - En... en pratique, ça signifie quoi ? Pour moi, je veux dire.

 

          L'ordinateur consentit à répondre cette fois-ci à sa question.

 

                   - Cela veut dire, mon cher Manituda, qu'il est exclu, hélas, de vous laisser accéder aux responsabilités qui...

 

                   - Ca, j'ai bien compris mais moi ? Moi qu'est-ce que je deviens dans tout ça ? Vous allez me laisser repartir chez moi, quand même ?

 

                   - Le fait de poser la question prouve que vous connaissez déjà la réponse. Vous savez bien que l'on ne peut pas vous renvoyer chez vous comme si rien ne s'était passé. Comme si vous n'étiez au courant de rien. Nous partageons un secret, à présent, mon cher Manituda. Un des secrets les mieux gardés dans le monde d'aujourd'hui et...

 

                   - Mais j'en veux pas de votre secret, nom de Dieu ! J'ai rien demandé, moi ! J'ai pas demandé à être mis au courant de vos... de vos... de vos trucs !

 

                   - Manituda, cher ami, vous êtes venu ici de votre plein gré, vous le savez bien.

 

          A présent, et pour la première fois depuis qu'il était entré dix jours plus tôt dans la petite pièce, Manituda marchait de long en large, au comble de l'agitation. Il ne regardait plus l'écran. Il murmurait des phrases indistinctes qu'Elsa ne comprenait pas ou ne voulait pas entendre. Il se retourna soudain vers l'écran, arrêtant net sa marche, comme frappé d'une idée subite. Quand il parla, sa voix avait repris son ton habituel.

 

                   - En pratique, Elsa ? En pratique, qu'est-ce qui va m'arriver ?

 

                   - Vous n'irez bien sûr pas, répondit l'ordinateur, dans un quelconque lieu féerique qui n'existe pas. Vous allez être placé en résidence surveillée mais, je puis vous l'assurer, vous ne manquerez de rien. On ne vous demandera rien si ce n'est, de temps à autre, au début en tout cas, quelques interviews, quelques reportages. Pour le Département-Ministère de l'Information.

 

                   - Vous me mettez en prison ?

 

                   - Une résidence des plus agréables où vous serez libre de vos mouvements, rien de plus...

 

          Manituda ne trouvait rien à dire. Il était éberlué du tour qu'avait pris sa participation si glorieuse aux Jeux. Tant d'espoir... Ce fut Elsa qui reprit la parole.

 

                   - Après quelques temps, disons quelques mois, il sera mis un terme à notre collaboration. Notez, mon cher Manituda, que je ne suis nullement tenue de vous expliquer tout cela. Mais c'est, je l'ai compris, la meilleure attitude à adopter avec vous compte tenu de ce que je sais à présent à votre sujet. Vous ne méritez certainement pas qu'on vous laisse dans l'ignorance. C'est pour cela que je ne vous cache rien. Pour cela que je vous fais confiance.

 

          Le visage de Manituda était pétrifié d'horreur. Il arriva à balbutier :

 

                   - Un terme à notre collaboration ? Vous voulez dire que vous allez me faire disparaître ? Que vous allez …me tuer ?

 

                   - C'est la seule solution à notre problème. A ma place, vous agiriez de la même manière. Mais, ne vous affolez pas, voyons, ce n'est certainement pas pour tout de suite. Vous avez d'agréables moments devant vous et...

 

                   - Mais c'est dégueulasse ! C'est... c'est ignoble !

 

          Il avait envie de se ruer sur l'écran, de se rouler par terre, de briser tout ce qui était à sa portée. Il se contenta d'observer avec attention le doux visage qui lui faisait face avant de se mettre à hurler :

 

                   - Vous avez pas le droit ! T'es rien qu'une machine, tu entends! Une saloperie de machine ! T'es rien d'autre. T'as pas le droit ! Je te hais, t'entends, je te hais !

 

         Elsa le regardait pensivement. Malgré sa douleur, malgré sa peur, il ne pouvait s'empêcher d'admirer la perfection de ce visage. S'il n'avait pas su qu'il s'agissait d'une image de synthèse, d'un portrait recomposé, il aurait pu croire que la jeune femme était sur le point de pleurer. L'écran s'éteignit progressivement. Comme si cela avait été au dessus de ses forces, Elsa ne lui avait pas dit au revoir. Il resta immobile à fixer l'écran aveugle, au delà de toute espérance. Il se retourna quand il entendit la porte s'ouvrir. Les gardes orange, indifférents, l'attendaient. Il secoua la tête, abasourdi : dire qu'il avait perdu parce qu'il avait gagné ! Il se dirigea mécaniquement vers eux.

 

 

 

 année 1997

tous droits réservés                                                                              

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K
oh !là là! quelle histoire !
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C
Eh bien, on espère que cette "république mondialisée" ne verra jamais le jour... En tout cas, merci pour le texte, fort divertissant !
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