En arrivant chez lui, cet après-midi là, Benjamin était d’excellente humeur. Pour la première fois depuis des semaines, il se sentait presque heureux. Au point que, si sa bonne éducation ne l’avait pas retenu, il aurait volontiers pu prendre à partie les passants afin de leur exprimer toute l’étendue de sa satisfaction. A défaut, il s’était simplement contenté de siffloter dans la rue, chose très inhabituelle pour lui, et sa démarche était assurément légère. C’est souvent comme ça quand on est confronté à un événement que l’on redoute et dont l’issue se retourne à votre avantage. On se sent soudain soulagé et on se demande même pourquoi on s’était fait tant de souci, toute une anxiété pour rien.

Car dès qu’il l’avait aperçu, Monsieur Pierson avait abandonné son interlocuteur et fait signe à Benjamin d’approcher, un léger sourire sur son visage d’habitude sévère. C’était le rédacteur en chef de « GéoClimat », la revue de Géographie et d’Histoire naturelle au sein de laquelle Benjamin ambitionnait de se faire une place. Il y était entré par la petite porte – relecteur occasionnel – mais s’était assez rapidement vu confier des recherches bibliographiques diverses, une activité intermittente sans doute mais à domicile et qu’il pouvait facilement mener à bien à l’aide de son ordinateur et d’Internet. Ce jour-là, il avait franchi un pas de plus vers une intégration en bonne et due forme dans l’équipe rédactionnelle de la revue puisque Monsieur Pierson lui avait fait part de la satisfaction qu’il avait ressentie en prenant connaissance de sa recherche récente, sa « pige » comme il disait, et, surtout, des commentaires qui y étaient attachés. Au point que le brave homme lui avait proposé l’exclusivité d’un prochain sujet – recherche, rédaction, mise en forme, tout, quoi – qui, s’il se révélait valable… Benjamin en était resté muet de contentement avant de promettre de se mettre au travail au plus vite. Il était donc revenu enchanté de son contact ce qui expliquait son humeur enjouée. Presque heureux. Pour la première véritable fois depuis le départ de Manon cinq mois plus tôt. Mais il ne voulait plus penser à cette si triste expérience et cherchait par tous les moyens à faire sortir la jeune femme de sa mémoire : avec l’aide de Monsieur Pierson, il y était presque parvenu.

Sifflotant toujours, il ouvrit la porte de son studio, et sans même ôter son manteau, s’écroula instantanément sur son canapé, avant d’étendre ses bras vers le plafond dans un geste de pur plaisir. Benjamin était persuadé qu’il saurait donner satisfaction à son rédacteur en chef. Il ne doutait aucunement de réussir son examen de passage – c’en était assurément un – et de devenir… Qui sait ? Peut-être un des rédacteurs réguliers de « GéoClimat », voire même un membre permanent du comité de rédaction, pourquoi pas ? Benjamin en tremblait de plaisir anticipé.

Il prit le temps d’une bière, d’un restant de quiche lorraine et se planta devant son ordinateur, son seul vrai copain en réalité. Allumer la machine. Quelques secondes pour le chargement de Windows puis Firefox – pas de courriel pour lui - et la connexion à son fournisseur d’accès. Branchement direct sur Google et la rédaction de sa demande. Facile dans un premier temps : on affinera plus tard. Il tapa « réchauffement + climatique ET Europe ». L’écran lui signala près de 6 390 000 résultats et il s’apprêtait à en affiner la pertinence lorsque, brutalement, sans le moindre signe annonciateur, l’écran s’éteignit le temps d’un battement de paupières avant d’afficher le si redouté écran bleu aux caractères blancs « Erreur fatale n°… ». Il n’eut pas le temps de s’inquiéter ou d’en lire plus car, presque aussi instantanément, l’écran disparut au profit d’un visage qui l’observait.

Une petite fille, de peut-être douze à treize ans, blonde aux yeux très bleus, lui souriait, presque timidement.

Benjamin resta bouche bée devant cette image impossible. Impossible car, s’il disposait bien sur sa machine d’un dispositif de télé conférence lui permettant de visualiser un interlocuteur (et d’en être vu), aucun des logiciels nécessaires et indispensables à un tel contact n’était activé. Il se pencha vers son clavier, appuya sur quelques touches au hasard. Rien n’y fit : l’étrange connexion semblait permanente et au-delà de son contrôle. Il releva la tête et surprit les yeux bleus qui le regardaient avec curiosité. Assuré de son attention, la fillette l’interpella :

Salut ! Moi c’est Brenda et toi ?

La voix était étonnamment grave et calme et ne correspondait définitivement pas à l’image qui lui faisait face. C’était surprenant mais Benjamin n’avait vraiment pas le cœur de s’en amuser. L’enfant – ce n’était guère plus – ne semblait quant à elle aucunement surprise de cette intrusion dans son propre système. Au contraire, elle paraissait réjouie, satisfaite même de trouver quelqu’un à qui parler. Benjamin ne pouvait s’expliquer un tel miracle mais, puisqu’il avait un interlocuteur en ligne, il s’obligea à répondre.

Benjamin. Benjamin Descartiers. Mais comment… ? Pourquoi… ? C’est impossible ! Je faisais une rech… Et voilà… Voilà que… Mais qui êtes vous ? Et comment… ?

La fillette ne paraissait pas pressée de s’expliquer. Sans doute, comme lui, ne savait-elle pas comment cette improbable mise en contact avait pu se produire. Peut-être ne se doutait-elle même pas de l’incroyable imbroglio technique qui avait pu conduire à une telle situation. C’était ça ! La gamine ne comprenait rien à l’informatique : elle devait croire qu’il suffisait d’appuyer sur un bouton pour, hop, se trouver connecté à n’importe qui, n’importe où. Comment un tel prodige avait pu se produire, Benjamin ne le savait pas encore, mais il était bien décidé à écourter cette situation ridicule.

Bon, heu…, je ne sais pas comment c’est arrivé mais apparemment un de nous a fait une fausse manœuvre et… C’est bizarre mais j’imagine que ce sont les aléas de l’informatique… Bon, écoute jeune fille, on va se dire au revoir et retourner à nos occupations réciproques. Et comme l’autre ne réagissait pas, il ajouta : Tu entends ce que je dis ? On arrête et on retourne à ce qu’on faisait avant… avant ce… cette… Tu es d’accord, petite ?

Mais la fillette ne faisait aucun geste, se contentant de l’observer avec ses yeux ronds. Grotesque. Malheureusement, en dépit de tous ses efforts, tant avec sa souris qu’au clavier, Benjamin n’arrivait à rien et la situation s’éternisait au point d’en devenir presque gênante. Que faire ? La voix de l’enfant le fit sursauter.

Dis, Benjamin, tu veux bien jouer avec moi ?

Benjamin haussa les épaules et se plongea dans le gros livre d’informatique qu’il avait toujours avec lui mais, bien entendu, il ne put rien trouver se rapportant à cette singulière situation. Il feuilleta des pages au hasard, observant du coin de l’œil - mais sans en donner l’impression - son écran, s’attendant à chaque seconde à ce que l’image désagréable disparaisse d’elle même comme elle était venue. Rien ne se produisait. Et dire que quand on veut vraiment communiquer avec quelqu’un ça passe parfois si mal, pensait-il, alors qu’ici la réception est parfaite. Et c’est vrai que l’image était parfaite. Nullement saccadée ou floue, encore moins pixélisée ; non, c’était une image plein écran, parfaitement nette, comme on n’en voit pas tant que ça sur le Web. Une prouesse technique. Mais pour rien. Pour perdre du temps. Son temps. Benjamin sentait la colère monter en lui, progressivement mais sans appel. Sa bonne humeur des heures précédentes s’était diluée comme de la fumée de tabac au souffle du vent. Il releva la tête, l’air méchant, et chercha à percevoir l’environnement de l’intruse. Un fond vert sans aucun signe distinctif. Ca aussi c’était étrange : d’où appelait-elle cette abrutie de môme ? D’une cabine de cybercafé ou quoi ?

Dis, Benjamin, pourquoi que tu veux pas jouer avec moi ? Hein, dis ?
Bon, allez, ça suffit ! Assez rigolé !

Benjamin tendit la main vers l’interrupteur et éteignit la machine. Face à l’écran noir, il hurla de rage :

Merde, quoi, y en avait marre de cette connerie ! J’aurais dû commencer par là mais, bravo, pour le système qu’on doit jamais éteindre brutalement ! Mais qu’est-ce que j’y pouvais moi ? Y avait pas moyen de faire autrement. Y avait aucune commande qui répondait, nom de Dieu ! Allez, je me calme et je relance tranquillement ma recherche.

Il se rendit jusqu’à son coin-cuisine, sortit une nouvelle bouteille de bière de son réfrigérateur et prit le temps de la déguster avant de rallumer l’ordinateur. L’enfant blonde était toujours là et lui souriait.

Benjamin se frotta les yeux : ce n’était pas possible ! Il faisait un mauvais rêve ou quoi ? L’ordinateur n’avait même pas eu le temps de charger ses logiciels et cette sale gosse était déjà là, à le contempler de son air enjoué. Enjoué ? Un air stupide plutôt ! Mais la petite môme le contemplait. A chaque fois que Benjamin, totalement incrédule, relevait les yeux, la môme penchait la tête sur le côté avec une mimique qui semblait dire : « Alors, tu te décides ? ». Incroyable. Mais que faire ? Éteindre à nouveau mais pour quel résultat ? La gosse paraissait en prise directe avec sa machine et Benjamin avait beau se répéter que c’était une idée totalement farfelue, il était bien obligé de convenir qu’il devait s’agir d’un phénomène de ce genre. En prise directe mais comment ? C’était ça qui était extraordinaire ! Oui, une prise de commande à distance mais de quelle façon ? Faut être deux pour ça ! Il aurait au moins fallu qu’il accepte l’échange à moins… Mais non, le système n'avait même pas eu le temps de charger ne serait-ce que le BIOS, alors ? Nom de Dieu et si cette petite gosse avait trouvé le moyen de communiquer par ordinateur sans passer par le réseau ? De squatter directement son PC avec une sorte de supervirus ? Ou bien un procédé nouveau, complètement révolutionnaire. Un truc qui ferait la fortune de tous ceux qui… Non, c’était absurde et d’ailleurs… A moins qu’il ne s’agisse d’un essai, oui un essai, un contrôle de ceux qui expérimentaient une nouvelle technique… Mais pourquoi une gosse et sans prévenir ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il décida, faute d’une meilleure stratégie, d’interroger son encombrante interlocutrice.

Bon, dis-moi, euh… Comment déjà ?
Brenda.
Bon, dis-moi, Brenda, tu m’expliques comment tu fais pour … euh, occuper mon écran, mon PC, enfin tout mon foutu système ? Oui, comment tu fais ? Tu dois savoir, non ? C’est à toi la machine ? A tes parents ? A des amis ? Et d’abord, tu te trouves où ? Et c’est quoi ton logiciel de navigation, et ta configuration, hein, c’est quoi ?

Devant cette avalanche de questions dont Benjamin savait pertinemment que certaines d’entre elles devaient être hors de la compréhension de la gamine, Brenda ne paraissait pas pressée de répondre. Benjamin lui laissa quelques secondes puis, au moment où il s’apprêtait à revenir à la charge, la gamine reparla :

Alors, Benjamin, c’est oui ? Tu veux bien jouer avec moi ?

Il n’y avait décidément rien à en tirer ! Benjamin frappa sa table dans un geste d’énervement qui renversa sa boîte à crayons et projeta sa souris hors de son tapis : elle ne lui en dirait pas plus. De toute façon elle ne devait rien comprendre à ce… à cette énigme… La mort dans l’âme de devoir une fois encore risquer la santé informatique de son système, il éteignit brutalement l’ordinateur. Il resta plusieurs minutes, abasourdi devant ce grand mystère, à contempler l’écran noir. Enfin, d’un geste las qui témoignait de son désarroi, il se leva, enfila son manteau à la hâte et sortit de son studio.

Lorsqu’il revint deux heures plus tard, en apparence plus calme mais plus inquiet aussi de ne rien comprendre à son aventure, il prit le temps de se réapproprier son minuscule appartement. Il se plongea dans plusieurs livres et revues traitant de la communication sur le Web mais sans pouvoir en déduire quoi que ce soit. Longtemps, il tourna en rond dans son espace réduit, revenant régulièrement devant la console d’ordinateur, sans jamais oser appuyer sur l’interrupteur fatidique, celui de l’onduleur qui servait d’interface de protection pour l’installation. Vers minuit et demie, exaspéré, il s’assit à sa table de travail, prit une profonde inspiration et se lança. L’écran s’alluma instantanément. La fillette lui souriait. Avant qu’elle ait pu prononcer la moindre parole, il coupa le contact et retourna à ses questions sans réponses. De guerre lasse, il décida d’aller se coucher, la rage au ventre.

Le lendemain matin, reposé malgré une nuit écourtée par des cauchemars inidentifiés, il réessaya : la fillette était toujours là et elle s’empressa de prendre la parole avant qu’il coupe la communication.

Allez, Benjamin, on joue maintenant. T’es d’accord ?

Atroce. Ce n’était donc pas un mauvais rêve : cette sale gosse existait vraiment et il ne savait absolument pas comment faire pour s’en débarrasser. Il se leva, alla jusqu’à sa fenêtre, après avoir coupé le son des haut-parleurs, afin de réfléchir à cette bizarre situation. Il prit le temps d’une cigarette puis se planta à nouveau devant l’écran. Pour en sortir. Pour en finir définitivement avec ce contact absurde.

Bon, Brenda, mon petit, tu dois comprendre que j’ai beaucoup, beaucoup de travail… Je ne peux pas… Tu dois quitter ma machine. Le plus vite possible. Tu comprends ça, n’est-ce pas ? Et d’abord, toi, tu n’as pas autre chose de plus intéressant à faire ? Hein, dis-moi ?
Je veux jouer avec toi.
Hein, mais pourquoi moi ? Et d’abord jouer à quoi ?
J’ai un jeu qui te plaira. Voilà. On va rencontrer des gens et…
Des gens ? Mais qui, où ? Tu rigoles ou quoi ?
Non, des gens, avec l’ordinateur. On va leur faire des farces, des farces rigolotes… Tu verras, ça va t’amuser et…
Mais non, merde, je veux rencontrer personne, moi, et j’ai pas du tout envie de faire des farces. Des farces ! Non mais tu rêves ! J’ai pas le temps de jouer et… Personne ! Je rencontre personne ! T’as compris ?Tu vas me foutre le camp ! T’entends, tu te casses, merde. Comment il faut que je te le dise ? Tu arrêtes de polluer mon ordinateur sinon… sinon je vais faire une enquête et… Tu peux me croire : tes parents vont comprendre leur douleur et toi… toi… Allez, quoi, petite, sois raisonnable, enfin. Laisse-moi tranquille. Dis, tu veux bien, hein ? Tu vois, je te le demande gentiment, OK ? Bon, c’est vrai, tu m’as bien eu. Tu m’as bien fait marcher, d’accord ? Alors, à présent, tu me laisses travailler. Hein, qu’est-ce que t’en penses ? Alors ?
Alors, on peut commencer à jouer si tu veux.
NON ! ! !

Benjamin se leva d’un bond, éteignit fébrilement son PC et courut hors de l’appartement. Il était sur le point de pleurer de contrariété et d’énervement. Il marcha plus d’une heure dans les rues sans s’arrêter et sans regarder personne. Épuisé, il revint enfin chez lui. Il avait pris une décision.

Sans même chercher à rallumer son ordinateur tant il était persuadé qu’il y retrouverait la petite fille, il débrancha chaque élément de sa configuration. Il isola l’unité centrale des autres éléments, écran, imprimante multifonctions et périphériques de sauvegarde, puis l’installa au centre de la pièce. Avec un soupir d’exaspération, il dévissa les panneaux du boîtier et se plongea dans l’étude de la machine. Il déconnecta carte-mère et carte graphique, vérifia l’état apparent de son disque dur, du graveur/lecteur de DVD, les prises, les connexions, les nappes mais, comme il s’y attendait, rien, absolument rien ne paraissait anormal. C’est bien un problème externe à la machine, se fit-il la réflexion en remontant chaque élément du système. Il vérifia ensuite sa box internet, les connexions, le câble Ethernet. Tiens, remarqua-t-il, faudrait que j’essaie une connexion par WiFi mais il n’y croyait pas. En partie soulagé – ce qui était totalement irrationnel, il le reconnaissait – il prit son unité centrale sous le bras (heureusement, de format moyenne tour, elle était légère mais c’était aussi pour des incidents de ce genre qu’il avait choisi ce format-là) et se rendit sur le champ chez MicroTop, son assembleur attitré. Il se savait un bon client de l’établissement auquel il réservait l’exclusivité de ses achats informatiques, auxquels il fallait ajouter la plupart de ses DVD, un média dont il était particulièrement friand. Près du comptoir, où stagnait l’habituelle cohorte de jeunes à l’affût de la bonne affaire et quelques individus plus âgés venus là chercher de l’aide pour un quelconque dysfonctionnement, plus ou moins réel, de leur ordinateur, il demanda son interlocuteur privilégié, monsieur Courtois. Michel Courtois, le technicien attitré de la petite structure (Benjamin se méfiait de ce qu’il appelait « les grands bazars » de l’informatique), était un homme sympathique et disponible, d’à peu près le même âge que lui. Au fil des mois, Benjamin et lui avaient développé des relations presque amicales car le technicien avait pu constater que Benjamin ne le dérangeait que pour de véritables urgences informatiques, d’ailleurs rares, ce qui, hélas, était loin d’être le cas le plus fréquent avec la plupart des autres clients. Presque immédiatement, au grand dam d’une jeune fille qui attendait, un lecteur de DVD sous le bras, Courtois le fit entrer dans le local technique. Tandis que le technicien branchait l’unité centrale sur ses propres périphériques, Benjamin lui expliqua son problème. Il avait bien réfléchi à ce qu’il allait dire. Il était impossible de lui parler de l’image de la petite fille, et encore moins de ce qu’elle voulait de lui : son vis-à-vis le prendrait pour un fou. Mais il fallait néanmoins être au plus proche de la réalité.

Vois-tu, Michel, depuis deux jours, je n’arrive plus à accéder à mes programmes. J’allume le PC et presque tout de suite, j’ai une boîte de dialogue d’erreur puis une image fixe que je n’arrive pas à modifier, à quitter si tu préfères.
Une image fixe ?
Ouais. Une sorte de panneau du Web, … heu, comme une photo avec du texte. Mais j’arrive plus à en sortir et…
Alors, ce n’est pas le matériel. Ca doit venir de ta connexion, de ton fournisseur d’accès…
Oui, mais…
D’ailleurs, regarde, ça marche très bien.

Effectivement l’écran venait de s’allumer sur un chargement tout ce qu’il y avait de plus normal de Windows. Courtois essaya ensuite d’appeler quelques fichiers qui s’affichèrent sans problème, puis il entreprit un début de défragmentation classique du disque dur sans rencontrer le moindre incident.

Non, pour moi, c’est ta connexion, ajouta Courtois. Tu es chez qui, déjà ?

S’ensuivit une foule de recommandations que – et pour cause – Benjamin ne pouvait suivre : comment, en effet, expliquer à son fournisseur d’accès qu’il récupérait constamment une image parasite venue du réseau (?) alors qu’il N’ÉTAIT PAS connecté ? Passe encore si cela avait effectivement une image fixe comme il venait de la décrire à Courtois ou même une vidéo : un programme résident installé à son insu aurait pu l’expliquer. Mais cette… chose interactive puisque la petite fille le voyait, l’entendait, répondait à ses questions… Sans être connecté ? C’était absolument impossible ! Pourtant …

Il retourna chez lui démoralisé. Il prit son temps pour rebrancher chacun des éléments de sa machine, vérifiant plusieurs fois chaque contact. Enfin, le moment arriva : il leva le doigt sur l’interrupteur de son onduleur, ferma les yeux (Se pourrait-il que le fait d’avoir eu un chargement normal chez MicroTop… ?) et appuya.

La petite fille lui demanda :

Alors, Benjamin, t’es toujours fâché après moi ?

Ce fut à cet instant précis que Benjamin se demanda vraiment s’il n’était pas devenu fou, s’il n’était pas victime d’une espèce d’hallucination. Peut-être l’effroyable cauchemar ne devait-il rien à l’informatique ? Peut-être tout cela prenait-il naissance dans quelque coin de son cerveau malade ? Après avoir une nouvelle fois interrompu brutalement la communication, il s'effondra sur le lit encore défait de son canapé et se prit la tête entre les mains. Il avait envie de pleurer de lassitude et de frustration mais ce n’était certainement pas le moment de craquer et il se reprit. Il ne savait plus quoi faire. Et GéoClimat qui attendait son travail ! La revue lui semblait tout d’un coup si éloignée de ses préoccupations actuelles… Il eut envie de tout plaquer, de partir à la campagne chez ses parents, ou même sur les routes, n’importe où, à l’aventure. Ne plus entendre parler d’ordinateur, de la toile, d’informatique. Mais non ! Cela ne résoudrait rien. Absolument rien. Non, il fallait en avoir le cœur net : alors, c’était lui qui déraillait ou le PC dont il ne savait se dépêtrer ? Il pensa même à une blague sinistre (de qui ?) qui aurait consisté à installer dans sa machine une connexion sans fil et… Le coup de la caméra invisible, en somme. Mais non, il n’arrivait pas y croire et d’ailleurs depuis longtemps il n’avait plus envie de rire. Il avait vérifié et revérifié chaque parcelle de sa configuration informatique sans jamais rien trouver d’anormal. Tout était strictement conforme et la petite fille sortait de nulle part ! Il réfléchit longuement pour en arriver à la conclusion que c’était toujours chez lui, dans son appartement, que cette horreur se produisait. Alors, il décida d’agir en deux temps.

En premier lieu, il téléphona à son ami Fabrice qui, comme lui, se servait constamment de l’ordinateur pour ses travaux personnels. Il obtint que son ami passe dans l’après-midi « pour vérifier un truc qui le tracassait avec sa machine ». Quand Fabrice fut à ses côtés, il alluma son ordinateur qui, comme il l’avait anticipé, marcha à merveille. Il put même accéder à la recherche bibliographique interrompue deux jours pus tôt. Mais Benjamin n’était pas dupe : il était certain que, une fois Fabrice reparti, la petite fille se manifesterait à nouveau pour son plus grand malheur. Alors, se tournant vers son ami, Benjamin lui demanda s’il pourrait aller chez lui pour faire le travail demandé par GeoClimat.

Parce que tu comprends, Fab, ajouta-t-il, tu ne peux pas t’en rendre compte évidemment mais mon PC déconne vraiment. Si, si, c’est vrai : il s’agit d’une panne intermittente. Impossible à prévoir. Tu comprends, je travaille et, crac, l’écran se fige et, même en sauvegardant, moi je perds des heures de boulot à chaque fois. Je dois porter l’appareil chez MicroTop dans quelques jours pour qu’ils fassent un bilan complet mais… en attendant, je dois avancer… alors si tu veux bien, si ça te dérange pas…

Que Fabrice ait été convaincu ou non par cette étonnante explication, Benjamin n’avait pas le moyen de le savoir mais, face à son insistance, il n’eut apparemment pas le cœur de lui refuser l’utilisation de son ordinateur.

Chez Fabrice, tous deux s’installèrent devant l’écran et Benjamin commença sa recherche sans le moindre incident. Peu à peu, il se détendit et entreprit de sortir les références tant désirées.

Bon, ben, je pense que t’as plus besoin de moi pour le moment, alors si ça te gêne pas, je vais te laisser, déclara bientôt Fabrice. Je vais retrouver Aurélie qui doit déjà m’attendre et tu connais sa patience. Quand tu auras fini, t’auras qu’à claquer la porte derrière toi. Allez, bon boulot et te crève pas trop à la tâche. Ah, si, t’éteins pas la bécane : moi, je te rappelle que je reste toujours connecté… pour ma messagerie. Salut, mon pote !

Benjamin, plongé dans sa recherche, grommela une vague réponse avant d’entendre claquer la porte de l’appartement. Bon, pensa-t-il, c’est maintenant que je vais savoir… Mais rien ne se passait. Il continua à travailler plusieurs minutes puis, un peu rassuré (Ca vient bien de mon apparto… Va falloir que je trouve l’explication), il se leva tranquillement pour aller aux toilettes. Il n’avait pas fait deux mètres qu’il entendit la voix grave de la petite fille qui l’interpellait :

Coucou, Benjamin, tu m’entends ? Je suis prête à jouer…

Pris d’un tremblement incontrôlable, figé sur place, le jeune homme resta le dos tourné à l’écran tandis que la fillette cherchait à attirer son attention en sifflotant et en criant son nom. Puis la bouffée d’angoisse le submergea et, sans regarder en direction de l’ordinateur, il se rua vers la sortie en pleurant. Maintenant, il savait : fou, il était devenu fou !

Benjamin, l’esprit en déroute, erra à nouveau plusieurs heures au hasard des rues. A certains moments, il avait le cerveau vide et, sans s’en rendre compte, marchait droit devant lui, hors du monde, les yeux fixes, comme habité par un horrible cauchemar intérieur qui faisait se retourner les passants sur lui. A d’autres moments, il paraissait comprendre sa détresse et ses pensées se bousculaient alors : il était la victime d’hallucinations, d’une crise de folie. Le surmenage, le stress ou peut-être même un microbe, pour ce qu’il en savait ! Mais cela passerait avec un traitement approprié… Il fallait seulement avoir de la patience et accepter de gérer le présent même s’il était totalement effrayant. Exténué, il se retrouva finalement en bas de chez lui. La marche au hasard avait été salutaire et il savait à présent ce qu’il convenait de faire. Après avoir claqué la porte de l’appartement, il s’empara du téléphone et entreprit une démarche qui lui coûtait terriblement : annoncer à M. Pierson et à GéoClimat qu’il devait partir en urgence au chevet de sa mère à Carcassonne et que, en conséquence, il ne pourrait pas… mais que, dès son retour, bien entendu, si on voulait bien, etc. Le ton poli du rédacteur en chef ne traduisait aucune animosité à son égard mais Benjamin comprit qu'il venait de perdre tous les points patiemment accumulés au fil des semaines : pourtant, le moyen de faire autrement ? Il téléphona ensuite à son médecin de famille, un homme qui le connaissait depuis toujours et qui, par chance, était à son cabinet : oui, il s’excusait de le déranger sans doute au beau milieu de ses consultations mais il avait besoin pour un travail urgent de demander l’avis d’un spécialiste de psychiatrie. Pouvait-il l’aider ? Le médecin lui donna l’adresse de son correspondant et, muni du sauf-conduit que représentait la recommandation de son généraliste, il put obtenir un rendez-vous pour le surlendemain avec le docteur Marie-Françoise Galey, aliéniste de son état. Bon, soupira-t-il, à présent qu’est-ce que je fais avant vendredi ? Je vais chez un cop ? Chez les parents ? La voix enfantine le fit sursauter :

Benjaaamiiin ! Hou hou, Benjaaaamiiin ! Je te voiiiis ! Alors, tu veux bien jouer maintenant, hein, dis ?

Benjamin se laissa glisser contre le mur, les mains plaquées sur les oreilles à s’en faire blanchir les articulations des doigts. Il avait beau se répéter que ce geste était grotesque puisque, d’une façon ou d’une autre, la voix venait fatalement de l’intérieur de son crâne, il ne pouvait tout bonnement pas s’en empêcher. Cette voix ! Cette voix ! Et, à présent, il pouvait l’entendre même quand son PC n’était pas allumé !

Pour attendre le plus sereinement possible l’heure de sa consultation avec la psychiatre, Benjamin décida de démonter son ordinateur en autant de pièces que cela était possible puis d’exiler l’écran au fond d’un placard, entre ses affaires de ski et ses archives universitaires. Il n’y avait plus ensuite qu’à se tenir éloigné d’un quelconque écran d’ordinateur à moins d’être en compagnie d’un tiers. Car pas question de rester seul : il n’aurait tout simplement pas pu réentendre la voix stupide de la sale môme ou contempler ses petites lèvres retroussées en un sourire qui se voulait amical. Beurk !

L’attente fut néanmoins pénible et longue. Benjamin, tous projets soudainement interrompus, ne savait plus quoi faire de ses journées. Il tournait en rond, incapable de se concentrer sur une quelconque lecture et uniquement désireux de rentrer chez lui dès qu’il se trouvait dehors pour avoir pensé que cela le distrairait. Aucune envie de voir – et surtout de parler – à quiconque. En tout cas, pas pour le moment. Il savait trop bien ce qu’on lui aurait servi, les mines apitoyées, les petites tapes sur l’épaule et, une fois qu’il aurait eu tourné le dos, le geste du doigt tournoyant sur la tempe pour ne pas lui dire en face ce qu’il ne savait déjà que trop. Le temps passant, l’étrange aventure qui l’avait conduit où il en était lui paraissait de plus en plus farfelue. Quelle curieuse maladie, se disait-il, que celle d’avoir une idée fixe. Quoi, cette petite fille qui remonte probablement de mon inconscient ou de je ne sais quoi, veut sans doute dire quelque chose, non ? Elle n’existe pas, d’accord, mais les problèmes qui me conduisent à l’inventer existent bien, eux ? Il y a forcément une explication, sinon quoi ? Une idée fixe, une image obsessionnelle : quelle étrange chose ! Et pourtant, en dehors de ça, je suis absolument normal. Aucune différence avec celui que j’ai toujours été. Une chance, au fond, que ce soit au travers d’un écran d’ordinateur que cette obsession se manifeste… Un écran, on peut continuer à vivre sans, non ? Mais j’aimerais bien savoir…

La psychiatre, comme souvent en pareil cas, fut pour Benjamin à la fois une aide et une déception. Elle lui apporta certainement beaucoup en l’écoutant attentivement, sans jamais sourire ou s’étonner, sans jamais l’interrompre par des remarques superflues ou des commentaires saugrenus. Il put s’expliquer à son aise et alla même un peu au delà de ce qu’il s’était promis en insistant sur la totale illusion de réalité que représentait l’apparition : l’image est si nette, si précise, et la voix si juste, les mots si inattendus mais pourtant si compréhensibles, que je doute d’avoir imaginé tout cela, conclut-il. La psychiatre, une femme élégante et sympathique d’une cinquantaine d’années, se voulut rassurante et confiante sur la disparition probable du « phénomène hallucinatoire » dont elle était certaine du caractère bénin. Quoi qu’il en fût, il n’était pas question de traiter cela à la légère et des consultations ultérieures étaient à prévoir de façon à ce que…, etc. En attendant, un traitement léger associant quelques anxiolytiques mineurs associés à un repos qui, que, etc., etc. En somme, quelques pilules et du calme ! Non, Benjamin n’avait pas la réponse qu’il était venu chercher mais y en avait-il réellement une ?

Il joua le jeu en prenant consciencieusement ses comprimés et en allant passer une dizaine de jours à Carcassonne (il n’avait donc qu’à moitié menti à M. Pierson), un séjour qu’il avait souvent remis et qui tombait à présent à pic. Il put effectivement se reposer – prendre ses distances, se disait-il le soir avant de s’endormir – et penser (parfois) à autre chose. Un séjour comme avant : seule différence, il évita scrupuleusement tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un écran d’ordinateur et détournait la conversation dès que le sujet approchait l’informatique.

De retour chez lui, il poursuivit durant quatre jours entiers cette espèce de prolongation de cure puis il n’y tint plus : il voulait savoir. Il devait absolument savoir ! De toute façon, il n’allait pas rester toute sa vie à se cacher des ordinateurs ! Parce qu’on ne peut pas fuir toute son existence : il faut bien un jour ou l’autre affronter la réalité sinon quoi ? Sinon on devient un infirme, un fugitif, un de ces pauvres hères des séries télé que la Mafia pourchasse ou le criminel traqué par les autorités… Mais quel crime avait-il commis, lui ? Hein, quelle abomination pour en être arrivé là ? Ah oui ! La maladie qui frappe au hasard, au moment où on ne s’y attend pas. Dégueulasse quand même. Et dire que…

Dès qu’il eut sorti l’écran de son placard, le visage de la petite fille apparut mais curieusement cela n’affecta pas Benjamin aussi intensément qu’il aurait pu le craindre. Au contraire, à présent, cette absurdité l’amusait presque. Il posa délicatement l’écran sur son plan de travail, prit sa respiration et contempla dans les yeux sa tortionnaire. Il venait de décider qu’il s’y était peut-être mal pris avec elle, c’est à dire avec cette image parasite qui vivait en lui, cette illusion secrétée par son cerveau malade ! Qu’avait-il à perdre en acceptant de jouer le jeu avec lui-même, en entrant dans ce qui était devenu son petit cinéma, permanent et intime ?

- Dis-moi, Brenda, si je joue avec toi, disons, un petit peu, quelques heures, est-ce que tu me laisseras tranquille, après, hein ? Après ?

- J’savais bien qu’tu finirais par jouer avec moi, Benjamin ! Ce s’ra chouette, tu verras ! Tu regretteras pas ; on va bien s’amuser tous les deux…

- Oui, mais, après, tu me laisseras tranquille, hein, Brenda, si on joue un peu tous les deux ? Hein, dis-moi ?

La petite fille ne répondit pas immédiatement. Son front s’était soudain imperceptiblement plissé dans un effort de concentration tandis qu’elle gonflait alternativement ses joues à la recherche d’une réponse acceptable. Son visage s’éclaira tout à coup et elle fixa Benjamin de ses yeux très bleus.

- Ben si, Benjamin, tu vas voir, on va bien rire ensemble, tellement qu’t’auras pas envie d’plus jouer avec moi. Fais moi confiance, tu verras !

Benjamin haussa les épaules. Il n’y avait décidément rien à faire. L’hallucination était en lui et ne le lâcherait pas de sitôt, il en était à présent convaincu. Il soupira tristement.

- Bon, alors vas-y Brenda, explique moi à quoi tu joues et dis-moi ce que je dois faire…

- Ben voilà, commença la petite fille, tu sais, je suis en contact avec tout plein de gens, tout plein de copains comme toi. Toi, bien sûr, tu peux pas les voir mais moi je peux. En ce moment, tu sais, je parle avec plusieurs autres copains… en même temps qu’avec toi. Et on rigole drôlement, j’te dis !

C’était absurde évidemment. Voilà qu’elle a le don d’ubiquité maintenant ! marmonna-t-il pour lui-même. Mais, bon, on ne discute pas avec les cauchemars ! Et puis, ce type de délire ne peut pas durer éternellement, pensait-il. Il faudra bien que ça s’améliore. Ou que je m’habitue. A moins que… La voix l’arracha à ses pensées.

- Faut que je te dise un truc, Benjamin. Y en a parfois qui sont pas gentils. Des copains, j’veux dire. Y en a qui méritent d’être punis. Justement y a Jean-Paul qui… Tu connais Jean-Paul ?

- Jean-Paul ?

- Oui le gros monsieur qui habite juste en face de chez toi. Mais si, il a toujours une casquette bleue. Avec une grande visière… Tu l’as sûrement déjà vu ! Juste en face, au deuxième, de l’autre côté de la rue !

- Connais pas.

- Mais si, tu dois bien…

- Connais pas, je te dis ! Mais, c’est un monde, ça ! Si je te dis que je sais pas qui c’est, c’est que je sais pas ! Puis, radouci, Benjamin, poursuivit : non, Brenda, je te jure que je ne le connais pas, ce monsieur. Alors quoi, qu’est-ce qu’il a fait ce Jean-Paul ?

- Ben il a triché ! Il a cru que je le verrais pas mais il a triché. Alors, il mérite un gage, t’es bien d’accord, non ?

- Ecoute, Brenda, je sais vraiment pas si…

- Oui, oui, un gage ! Riant d’excitation, la petite fille battait des mains. Alors, je décide que son gage, c’est… c’est… c’est voler durant au moins deux minutes. Comme un oiseau. Tu crois qu’il saura ? Tu crois, dis, Benjamin ? Alors on va bien voir… Allez, Jean-Paul, vole ! Tout de suite ! Eh, Benjamin, va à ta fenêtre, y a Jean-Paul qui va voler…

Quelle connerie ! pensa Benjamin. Décidément, les profondeurs de l’âme sont insondables… La preuve que je commence vraiment à déménager du cervelet, c’est que j’obéis comme un pauvre gosse à des ordres que je m’envoie sans même m’en rendre compte ! Que je m’envoie à moi ! Et me voilà à la fenêtre, à attendre je ne sais quoi, comme s’il pouvait se passer quelque chose ! Pourtant, cette petite fille, elle, je la vois, je l’entends, je dialogue avec elle… mais à travers un écran, c’est vrai … et pas dans la vie réelle… pas dans la vie réelle ! Enfin, ce que je veux dire, c’est que, au moins, je n’arrive pas à imaginer des histoires, à inventer des scènes en dehors de ce putain d’écran ! Derrière l’écran, d’accord, et des images qui sont si concrètes, si bien agencées et si parfaites que j’ai presque l’impression que cela existe vraiment. Mais je ne suis pas assez fou pour recréer ce délire en présence des autres ! Non, pas assez fou ! C’est peut-être là qu’il faut voir un peu d’espoir : ma situation n’est en définitive peut-être pas aussi désespérée que je le crois. Oui, mais comment…

En dépit de la distance, le fracas fut si formidable que Benjamin eut un mouvement de recul comme s’il était directement menacé. Il mit plusieurs secondes avant de réaliser – de réaliser vraiment – ce à quoi il venait d’assister : un homme venait de se défenestrer de l’immeuble d’en face ! Tandis qu’il pérorait avec lui-même sur sa maladie, un type venait de tomber du bâtiment d’en face ! Du deuxi… NON ! Quel étage elle avait dit déjà cette salope de môme ? Putain ! C’est pas possible ! C’est pas vrai !

Pris d’un tremblement incoercible, Benjamin se rua vers l’escalier. Sur le trottoir d’en face, un petit attroupement s’était formé. Plusieurs voitures s’étaient arrêtées dans la rue bloquant la circulation et en amont on commençait déjà à klaxonner. Une femme criait, hystérique, tandis qu’un vieux monsieur essayait de repousser deux gamins qui voulaient absolument s’approcher. A la manière d’un zombie, Benjamin se fraya un passage parmi les badauds. Sur le trottoir, au beau milieu d’une flaque de sang rouge vif qui s’élargissait rapidement, le corps d’un homme d’une cinquantaine d’années était écrasé sur le bitume, les membres inférieurs dans un angle impossible. La gardienne de l’immeuble se tordait les mains de désespoir, répétant sans cesse : « Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer. Il était si gentil, Monsieur Verteuil… C’est un horrible accident. Horrible ! Horrible ! ». Un jeune homme tenait à bout de bras une casquette bleue de base-ball, comme s’il ne savait pas quoi en faire et c’est face à l’interrogation muette de Benjamin qu’il s’expliqua : « C’est à Monsieur Jean-Paul… Je l’ai ramassée là-bas… ». Mais Benjamin n’écoutait plus. Il se rua vers le caniveau pour y vomir le peu qu’il s’était forcé à ingurgiter en début de matinée puis, sans se retourner, traversa comme un fou la rue, insouciant de la circulation qui, heureusement pour lui, était encore immobilisée. Il ne remonta pas vers son appartement mais emprunta l’escalier en direction des caves. Arrivé face à sa porte de bois, il essaya maladroitement d’ouvrir le cadenas de son réduit, s’énerva, jura à haute voix, donna même un ou deux coups de pied sur la porte rebelle, tout cela sans même se rendre compte de ce qu’il faisait. Il était comme halluciné, englouti dans une sorte d’état second, tandis que, en toile de fond, en permanence, le taraudait la phrase impitoyable : elle existe, cette salope de môme existe, elle existe vraiment ! La porte céda enfin et il pénétra l’obscurité de la petite pièce. D’un coup de pied il repoussa le battant, se laissa tomber contre le mur, éparpillant une foule d’objet hétéroclites dans sa chute et se replia dans la position du fœtus. Il porta son poing droit à sa bouche ouverte sur un cri silencieux et, les yeux grands ouverts en direction du rai de lumière filtrant d’un interstice, il se mit à pleurer en silence.

Quand il regagna l’appartement, il faisait nuit noire. Il n’osa pas regarder par la fenêtre mais il était bien persuadé qu’il n’y avait à présent plus rien : badauds, ambulance, force de l’ordre, tout ce beau monde était reparti pour l’anonymat dont l’avait sorti le meurtre. Car c’était un meurtre. Dans la cave, Benjamin avait retourné cent fois le fil des événements dans sa tête. Il était certain maintenant de ne pas être le malade mental qu’il s’était imaginé : impossible en effet de croire à une coïncidence aussi improbable, aussi monstrueuse. Non, par un moyen totalement inconnu de lui, quelqu’un – représenté par une petite fille mais c’était certainement une image factice – avait assassiné au moins une fois, il en avait été le témoin. Il n’avait rien inventé. Il n’était pas fou. La preuve assénée par la violence de sa bonne santé mentale aurait dû le réjouir mais ce n’était pas le cas : la personne – ou l’entité – qui se cachait derrière tout ça le terrorisait au plus haut point. Il contempla d’un air hagard son écran d’ordinateur, s’attendant à retrouver à chaque instant le sourire débile de la petite fille ou, au moins, quelqu’un ou quelque chose qui lui expliquerait enfin ce que tout cela signifiait et ce qu’on attendait de lui. L’écran restait vide.

Il avait la sensation de se trouver dans un état cotonneux, une sorte de brouillard qui le distanciait du monde, un peu comme quand on couve la grippe. Ses pensées – absurdes, imprécises pour la plupart – se bousculaient dans un désordre incroyable qui traduisait bien son état d’esprit, celui d’un homme au bord de la démence, quelqu’un sur le point de péter les plombs. Mais oui, bien sûr, c’était ça ! Il avait pété les plombs ! Au fond, il était quand même malade. Et même sérieusement atteint ! Cependant, une seule explication : la vision stupide, impossible, irréelle devait être, était forcément postérieure au reste. Voilà. C’était si simple… Postérieure. Après coup. Un délire second. Il ne mettait pas en doute ce qu’il avait vu : le type tombant du deuxième étage mais, par un étrange raccourci shuntant le labyrinthe de son cerveau insane, il avait ENSUITE imaginé tout le reste en se donnant l’illusion que cela s’était produit AVANT ! Ce n’était pas plus compliqué que ça ! Grave, certainement que cette folie, mais enfin la sale môme était toujours en lui. Pas réelle…

Benjamin, guère plus rassuré, regarda autour de lui. Sa chambre, ses affaires de toujours. A la même place. Qui l’attendaient. Tout le reste, pfttt !, de l’imaginaire. Sa propre imagination. Toutefois… toutefois… d’accord, pour MicroTop, Fabrice, le séjour chez les parents, toute la suite… Mais… il y avait une chose qui ne collait pas : comment expliquer le PC consciencieusement démonté et, excepté le moniteur qui trônait sur son bureau, les différents composants parfaitement emballés, rangés et mis hors de portée dans les divers tiroirs et placards ? Quand aurait-il eu le temps… ? A moins qu’il n'ait aussi – et volontairement – oublié les heures qu'avait nécessité la manœuvre ? Par exemple, pendant qu’il se croyait dans sa cave en train de pleurer ? Parce que, autrement, cela aurait été physiquement impossible ou alors… Une fois encore, il sentit le froid s’insinuer en lui et le parcourir d’un tremblement incontrôlable.

Eh bien non ! Encore une fois non ! Il devait se rendre à l’évidence : il n’était pas soudain devenu fou, pas plus qu’il ne vivait un mauvais rêve. Tout était bien réel, très réel, trop réel. Et, dans le même temps, il n’arrivait pas à se convaincre de ce qui lui arrivait, à comprendre ce qu’il avait vécu ces derniers jours. Il avait l’impression d’être coupé en deux, comme lorsqu’on apprend tout à coup un événement impossible et que toute votre raison s’oppose à cette vérité. Secoué par une nausée incontrôlable, il se leva d’un bond et se rua vers les toilettes.

Au retour, il se laissa retomber pantelant dans son fauteuil. Jamais il ne s’était senti aussi mal. Aussi seul également face à une vérité qui lui échappait. Il lui semblait que cela faisait maintenant des années qu’il se débattait, englué dans un piège démoniaque, et qu’il se posait sans cesse les mêmes sempiternelles questions. Des siècles qu’il se torturait à s’en rendre malade, à ressentir ces nausées perpétuelles, à se pincer pour essayer de se réveiller d’un sommeil qui n’existait plus puisque cela faisait des nuits qu’il ne dormait que par à-coups, sans cesse repris par l’angoisse taraudante. Au milieu des gens, il apparaissait certainement sous la forme d’un zombie mais, seul, c’était encore pire : il se mettait à gémir et à balancer son corps d’avant en arrière à la façon des grands psychotiques. Mais rien, jamais, ne changeait. Piégé ! Sans savoir par qui ni pourquoi.

Il ne sursauta même pas, tant il s’y attendait, lorsqu’il entendit la voix de la gamine. Non, pas la voix d’une gamine : celle de la Mort, du Mal absolu. Il se tourna lentement vers l’écran. L’image stupide – mais si atrocement effrayante désormais – l’observait. Car elle le voyait l’observait, l’étudiait, il n’en doutait plus à présent.

- T’as vu c’que t’as fait ? murmura-t-il épuisé.

L’image lui répondit en souriant, presque gênée, en haussant les épaules dans un geste d’impuissance.

- Ben, j’crois bien qu’c’est toujours ce qui arrive aux mauvais joueurs et aux tricheurs, non ? Un gage, c’était rien qu’un gage, tu sais, mais Jean-Paul, l’était pas trop fort, alors…

- Parce que t’appelles ça un gage, toi, espèce de saloperie ? Tuer les pauvres gens, c’est ça qu’t’appelles un gage, hein, pourriture ? C’est ça, c’est bien ça ?

La petite fille ne souriait plus. Elle le dévisageait avec attention, en fronçant les yeux, comme pour réfléchir à ce qu’elle devait répondre. Elle afficha bientôt une imperceptible moue de dépit et son humeur, on le voyait bien, avait changé. Sa voix se fit plus sèche.

- J’sais pas trop pourquoi que tu me cries dessus, Benjamin. Mais c’que j’sais, c’est qu’c’est pas juste qu’une grande personne comme toi, elle dise des gros mots à une petite fille comme moi et…

- Parce que t’es une petite fille, toi ? Mon cul, oui, t’es rien qu’une… qu’une… j’sais pas quoi, quelque chose qui a pris l’apparence d’une fillette, oui. Rien d’autre !

La fillette parut à court d’arguments et le silence s’installa. Benjamin attendit une dizaine de secondes en observant fixement l’image puis, incapable de se concentrer davantage, il se mit à arpenter la pièce. La gamine le héla.

- Moi, je vois bien qu’t’es fâché, Benjamin, mais moi aussi je suis fâchée, tu sais. Je suis terriblement fâchée parce que tu me cries dessus… Et pis tu dis plein d’gros mots que c’est vraiment pas bien…

Le jeune homme haussa les épaules en entendant ces bêtises et continua sa marche sans répondre. Son épuisement avait fait place à une extraordinaire énergie qui le poussait à agir. Faire n’importe quoi, se répétait-il, plutôt que de rester là à tenir cette conversation inepte. N’importe quoi ! Les flics, l’asile de fous, n’importe quoi ! Mais ne pas rester là comme une pauvre andouille à…

- J’te laisserai pas faire, Benjamin ! s’exclama l’image de l’enfant. Je sais bien que c’est pas vrai que tu veux aller voir les policiers. Tu dis ça rien que pour m’ennuyer et puis…

- Comment tu sais ça, toi ? Tu lis dans les pensées ou quoi ?

Éberlué que l’écran évoque une idée qu’il n’avait jamais verbalisée, Benjamin resta figé face à l’image à présent muette. Il secoua la tête puis serra les mains sur son crâne comme pour se débarrasser d’une douleur qui embrumerait son esprit. Il se mit à gémir. La petite fille le siffla.

- T’as tort, Benjamin, de te mettre dans un état pareil… Je t’assure que je suis ton amie, voyons. Une vraie amie, une copine qui…

- Ta gueule ! hurla-t-il de toutes ses forces. Mais la petite fille ne parut pas l’entendre et continua de sa voix douce.

- La preuve que j’suis pas en colère après toi c’est que, au lieu de te donner un gage comme je devrais pasque t’as dit des gros mots, j’vais jouer avec toi ? Ça s’ra fastoche tu vas voir : j’t’explique …

Le jeune homme se mit à trembler de tous ses membres. Une rage prodigieuse s’empara de lui, une colère comme il n’en avait jamais connue, totale, absolue, incontrôlable. Ses forces décuplées par le désespoir, il s’empara du moniteur d’où la petite fille cherchait à le dissuader et le leva à bout de bras. Il tournoya sur lui-même puis jeta l’appareil aussi loin qu’il put. Dans un terrible bruit de verre éclaté, l’écran se fracassa contre le mur et s’éparpilla sur le sol. Hors de lui, il piétina les restes puis suspendit soudain son mouvement. Le calme était revenu en lui et il se sentit plus lucide que jamais. Il tourna sur lui-même, repoussant du pied les débris, à la recherche de tous les objets susceptibles de produire le moindre reflet, afin de les détruire et de les empêcher d’afficher l’ignoble visage. La télé, bien sûr, mais aussi son miroir de salon suivi de celui de la salle de bain. C’est seulement à ce stade de son opération de destruction qu’il haussa les épaules. Ce n’était sans doute pas la peine… Il arracha des pages de revues et, armé d’un rouleau de papier adhésif, il décida d’occulter consciencieusement toutes surfaces de verre, du miroir de l’armoire de toilette jusqu’à la porte vitrée du four à micro-ondes et même les deux cadres des photographies au dessus de son lit.

Les dents serrées, le regard fixe, il venait de commencer sa tâche lorsqu’il entendit frapper. Repoussant du pied les débris qui jonchaient le sol, il entrouvrit sa porte, prenant grand soin de masquer de son corps le reste de l’appartement. La concierge recula d’un pas quand elle le vit. La plupart de ses voisins étaient à ses côtés, certains en retrait, tous manifestement alarmés. Il parla le premier.

- Oh, madame Da Costa, comme je suis désolé pour tout ce bruit ! Puis, s’adressant à l’ensemble des témoins, il expliqua : j’ai essayé de retenir mais tout s’est écroulé… Je voulais mettre mon informatique et ma télé sur des étagères murales… Tout s’est progressivement effondré… Je vous dis pas les dégâts : tout est cassé… Il va falloir tout changer… et j’sais même pas si les assurances marchent dans un cas comme ça…

Arguant de l’épouvantable spectacle qu’il ne voulait pas montrer, Benjamin sortit sur le palier pour expliquer encore et encore l’échec de son bricolage. Au milieu de tous ces gens auxquels, pour certains, il ne s’était jamais adressé, il avait l’impression de recouvrer ses esprits, loin de la fillette, mais, évidemment, cela ne pouvait durer. Il dut être convaincant car, l’un après l’autre, les membres de la petite troupe refluèrent. Bientôt, il ne restait plus que la concierge qui offrait les services de son époux pour les indispensables réparations. De retour chez lui, Benjamin termina rapidement son travail de dissimulation puis se laissa tomber dans son vieux fauteuil. Afin d’attendre, de voir ce qui allait se passer. Quelques minutes d’oisiveté forcée sur fond d’angoisse profonde puis son œil fut attiré par la fenêtre. Au centre d’une des vitres, affaiblie par la transparence du verre mais indiscutablement bien visible, la petite fille essayait d’attirer son attention.

Il comprit que cela ne finirait jamais. Dans le monde où il vivait, il y avait toujours un endroit, un panneau, une vitre permettant d’afficher un quelconque reflet. L’image de la petite fille le poursuivrait partout. Toujours. Jusqu’à ce qu’elle se lasse et qu’elle lui donne un de ses gages qui terminerait le jeu et, il en était conscient, sa vie. Il ne pouvait pas lui échapper. Se confierait-il à quelqu’un qu’on le prendrait pour un pauvre malade mental. Il finirait alors dans une quelconque institution spécialisée où elle le poursuivrait encore. Un sort infâme pour quelqu’un comme lui et un destin peut-être pire encore que de devenir l’esclave, l’objet inaliénable d’un mirage vivant. De désespoir et de fatigue, il ferma les yeux. Il voyait encore le visage haï de la fillette flotter dans quelque recoin de sa mémoire mais, là, il était certain qu’elle n’existait réellement plus que dans sa tête. A peine un souvenir, un lambeau de réalité recréée. Mais ce n’était plus vraiment elle. A demi allongé sur le sol parmi les débris, appuyé contre son vieux fauteuil, il se mit à pleurer doucement. Des larmes qui coulaient sans même qu’il s’en aperçoive : il était si épuisé. Benjamin comprenait combien il était seul. Personne ne pourrait jamais le croire. Alors, il resta les yeux clos, presque en paix désormais. S’il entendait la voix qui l’apostrophait, il se boucherait les oreilles. S’il le désirait vraiment, s’il s’appliquait, jamais elle ne pourrait entrer en lui. Elle resterait forcément en dehors, dans ce monde qu’il ne voulait plus voir. C’était cela, la solution : rester les yeux fermés, hors de sa portée. Seul, sans doute, mais paisible. Enfin paisible.

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