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Aftermath

27 Avril 2014 , Rédigé par Bruno SERIGNAT

         

 

          La brise légère apportait des senteurs oubliées, parfums d'essences végétales inconnues, remugles à la limite du conscient de la pluie évaporée du début d'après-midi, odeurs minérales imprécises, toute la nature offerte à qui voulait bien la saisir. Pierre se pencha un peu plus à son balcon, et enivré par ces senteurs nouvelles, il ferma les yeux dans un geste d'abandon. Lorsqu’il les rouvrit, le ciel s'était encore assombri, d'une manière indéfinissable et pourtant totalement perceptible. Le soleil enfui colorait de rose les quelques rares nuages qui s'accrochaient bas sur l'horizon. La ville s'étendait à perte de vue, paisible. Pierre laissa errer son regard au hasard sur les toits innombrables, les arbres des jardins publics ou privés, les tours lointaines de la cité HLM, l'immense viaduc du RER qui scintillait encore par moments aux derniers rayons du soleil de juin. Cette grande trouée sur la gauche, c'était l'avenue du Général de Gaulle, identifiable seulement par le décroché subtil entre les toits des maisons. Plus loin encore coulait la Seine mais il ne pouvait que la deviner, par une certaine luminosité résiduelle du jour, peut-être uniquement due à son imagination. Tout était parfaitement semblable à ce que, depuis sa plus lointaine enfance, il avait toujours connu, à l'exception notable du silence. Un silence absolu, presque majestueux, et d'autant plus impressionnant qu'il s'était installé progressivement, comme si la grande machinerie de la ville s'était peu à peu éteinte. Ce silence signifiait la mort de la ville mais Pierre préférait penser qu'elle dormait, que son calme n'était que provisoire, qu'un jour, proche peut-être, elle retrouverait son agitation et son tumulte. Mais ce n'était en réalité que le tumulte des hommes qui avait disparu parce que le silence n'était que relatif. D'innombrables bruits peuplaient cet univers de pierre et d'acier. Le bruissement des arbres sous la brise, le pépiement des oiseaux, parfois un aboiement lointain, les multiples craquements des immeubles et des rues, le grincement d'une porte ou d'un volet conféraient au monde minéral une vie propre, jusque là étouffée par le vernis artificiel de l'activité humaine. Une autre existence d'un autre temps.

 

          Quelque chose bougeait dans le pavillon d'en face. A travers les troènes qui entouraient la petite maison, il pouvait deviner un imperceptible souffle de vie. La jeune femme aux cheveux noirs apparut sur le seuil de sa porte. Elle étira les bras dans un mouvement de fatigue dominée et l'aperçut. Totalement immobile, elle resta une minute ou deux à l'observer, nullement inquiète semblait-il, intriguée plutôt. Il ne pouvait pas distinguer clairement ses traits - l'éloignement et également la lumière qui déclinait - mais elle semblait plutôt jeune. Sa silhouette, en jean et pull-over noir qui lui tombait sur les hanches malgré la douceur de l'air, lui conférait une apparente fragilité. Elle disparut pour réapparaître quelques instants plus tard à une des fenêtres du bas dont elle entreprit de fermer les volets. Elle suspendit son geste à peine ébauché pour l'observer de nouveau. Cette ombre immobile qu'elle apercevait au balcon du troisième étage de l'immeuble qui lui faisait face l'intriguait sans doute, l'inquiétait peut-être. Pierre lui adressa un petit signe de la main, pour la rassurer, pour lui faire comprendre qu'il était bien vivant, sans intention hostile, qu'il était comme elle, un habitant de la ville et qu'il n'avait pas peur de l'avenir. Elle hésita imperceptiblement et lui rendit son salut avant de clore ses volets. Pierre ferma à nouveau les yeux. La nuit, en cette saison, mettait longtemps à venir et il savait qu'il lui restait encore de longues minutes de calme à savourer avant de devoir refermer sa fenêtre.

 

        A deux reprises, il revit la jeune femme aux cheveux noirs. La première fois, elle était penchée toujours à la même fenêtre du rez-de-chaussée de son pavillon et elle observait avec attention quelque chose que Pierre ne pouvait distinguer. Etrangement, il se renfonça dans l'ombre de son appartement comme si le fait de l'avoir ainsi surprise eut pu la gêner. La seconde fois, c'était de nouveau en fin d'après-midi et le temps était toujours aussi parfait : il aurait pu penser être victime d'une impression de déjà-vu. Pourtant, cette fois-ci, la jeune femme, sans regarder vers son balcon,  s'avança dans le petit jardin aux troènes et se mit à marcher pensivement de long en large. Pierre pouvait deviner son ombre identiquement vêtue entre les feuilles des arbres mais il guetta sans succès son retour vers le début de la haie : elle avait disparu, probablement de l'autre côté du bâtiment. Il attendit de longues minutes sans la voir revenir.

 

        Les jours se succédaient tous identiques mais Pierre ne s'en plaignait pas. Pour la première fois depuis longtemps, il avait totalement l'impression d'être en vacances. Il n'avait rien d'autre à faire qu'à voir le temps s'écouler. Il avait des provisions, glanées ici ou là, pour des mois et il avait décidé de relire l'intégralité de sa bibliothèque, des centaines de livres de poche qu'il n'avait pour certains même pas ouvert du temps où il était actif. Un défi improbable mais un moyen comme un autre de lutter contre l'angoisse du moment. Et ce qui, au départ, lui avait paru n'être qu'un simple pis-aller lui procurait maintenant un plaisir réel. Même le fait de regagner la réalité ne lui coûtait pas. De vraies vacances.

 

            De temps à autre, il partait pour un tour du quartier, brève promenade destinée à le maintenir à peu près en forme et moyen également d'observer le devenir de la ville. Car la ville continuait à vivre, différemment d'avant bien sûr, mais inexorablement. La proximité de l'été paraissait avoir décuplé les forces de la nature. Les arbres regagnaient le terrain perdu et déjà les herbes folles colonisaient l'asphalte. Les rares voitures abandonnées le long des trottoirs prenaient de plus en plus une patine bistre et leurs vitres s'opacifiaient jusqu'à rendre impossible la vue de leurs intérieurs. Dire qu'il n'a presque pas plu depuis des semaines, pensait Pierre à chaque fois, qu'est-ce que ce sera après un hiver ou deux ! Il ne rencontrait pas beaucoup de vie au cours de ses marches forcées : des silhouettes humaines rarement, preuve qu'il n'était pas seul à être resté, et surtout des animaux, essentiellement des chats, quelques chiens en meute qu'il avait préféré éviter, et une multitude d'oiseaux et d'insectes. Une fois même, une tache rousse traçante, disparue aussitôt qu'aperçue, lui avait fait soupçonner le retour des renards et autres animaux sauvages de cet ordre mais avaient-ils été jamais absents ?

 

        Pierre s'engagea dans la cage d'escalier, sa torche électrique bien en main et s'avança prudemment. Ce n'était certainement pas le moment de se casser une jambe en trébuchant dans l'obscurité ! Au deuxième étage, repensant comme à chaque fois à l'ascenseur, il détourna machinalement la lumière éclairant partiellement la porte palière pour la fixer sur les marches. L'engin était en réalité bloqué entre deux niveaux et il s'était toujours demandé si quelqu'un... Rien, pourtant, ne pouvait laisser croire en une telle éventualité mais cette attitude irrationnelle faisait partie, pour Pierre, de sa petite paranoïa. Il émergea à l'air libre et laissa le soleil lui caresser la peau. Ce fut au cours de ce moment de plaisir particulier que la voix le fit sursauter, lui qui, depuis si longtemps, n'avait pas entendu directement de voix humaine.

                         - Bonjour ! ... Mais je vous ai fait peur ?

        La jeune femme aux cheveux noirs lui faisait face, souriante, amusée de sa petite farce. Elle était plus jeune qu'il ne l'avait pensé, vingt-cinq ans peut-être. De grands yeux bleus la rendaient particulièrement séduisante en dépit de la blancheur presque transparente de sa peau.

                - Oui, un peu. Je ne m'attendais pas... Mais, comment... Bonjour. Je... heu... suis content de vous voir.

        Elle resta silencieuse, se contentant de l'observer, comme si le fait de ne pas avoir approché depuis tant de jours un autre être humain lui donnait ce privilège incomparable de prendre le temps de faire sa connaissance. Pierre aussi ne parlait plus. Lui aussi savourait l'instant de son retour, par cette rencontre improbable, dans l'univers connu de ses semblables. Finalement, parce qu'il le fallait bien, il murmura doucement :

                - Et si on faisait quelques pas ?

        Elle se contenta de s'avancer à ses côtés, sans répondre. Ils marchèrent lentement le long de la ville morte et ce fut elle qui finalement rompit leur silence complice.

                - Je vous observe depuis longtemps, vous savez. La première fois que je vous ai aperçu à votre balcon, qu'est-ce que vous m'avez fait peur ! Et puis, je me suis raisonnée. Je me suis dit : Aurélie... parce que c'est mon prénom, Aurélie...

                - Moi, c'est Pierre...

                     - Je me suis dit : Aurélie, voyons, on ne dirait pas un de ces... pillards. Non. Plutôt quelqu'un comme toi. Oui quelqu'un qui, comme toi, s'est retiré dans un endroit tranquille pour... Enfin, vous ne paraissiez pas dangereux, quoi. Et puis, après, souvent, je vous ai revu à ce balcon, qui regardiez tranquillement autour de vous, qui paraissiez rêver... Alors, ça m'a rassurée et puis - elle eut un petit rire timide - vous avez fini par m'intriguer. Toutes ces heures à ce balcon, vous comprenez. Oui, malgré tout, j'étais étonnée.

                - Rêver ? Que pourrait-on faire d'autre en définitive ? Mais ce n'est pas tout à fait vrai. Je regarde. Je contemple tout ça... Peut-être vraiment pour la première fois...

        Pierre ponctua sa phrase d'un large mouvement du bras avant de reprendre.

                - C'est comme des vacances. De ces vacances totales, absolues, que je n'ai jamais eues... Heu, ça va ?

        La jeune femme venait de s'arrêter, comme à bout de souffle. Elle lui répondit par un sourire léger qui découvrit ses petites dents nacrées. Elle se tenait le côté droit de ses deux mains serrées mais bientôt elle parut se détendre et reprit sa marche. Il attendit un instant avant de lui demander doucement :

                - Ça a commencé ?

        Elle lui jeta un bref regard, presque douloureux, et il n'osa pas l'interroger plus avant. Elle proposa bientôt de faire demi-tour et il accepta d'un léger hochement de tête. Ils ne parlèrent pas durant les quelques centaines de mètres du retour. La jeune femme avançait en baissant la tête, en apparence attentive à chacun de ses pas mais, Pierre le discernait parfaitement, en fait plongée dans ses pensées. Pierre savait respecter cette forme de solitude si courante à présent et il se contenta de marcher paisiblement à sa hauteur. Bientôt, ils s'arrêtèrent devant la rangée de troènes et Aurélie parut tout à coup émerger de sa torpeur. Elle le regarda d'un air volontaire - oui, volontaire, c'est l'impression qu'il en retira - avant de lui sourire.

                - Cette petite marche m'a ragaillardie. Il faudra en faire d'autres, n'est-ce pas ?

               - Vous savez où me trouver..., lui sourit-il en retour.

                 - Au revoir, Pierre. Prenez soin de vous.

        Elle grimpa le petit perron en courant comme une gamine et, fière de son effort, elle se retourna pour lui adresser un geste d'adieu à peine ébauché, bras gauche à demi-levé et main ouverte vers lui. Il secoua la tête en souriant puis, se détournant, il se proposa de poursuivre sa promenade.

 

        Elle était malade, bien sûr, comme tous les autres, comme lui bientôt sans doute. Dès qu'il l'avait pour la première fois aperçue à sa fenêtre, il l'avait deviné à quelque chose d'indéfinissable, une imprécision des mouvements, une lassitude imperceptible de son attitude, une fragilité de tout son être. Mais à l'inverse de réactions précédentes, cela l'avait attiré sans qu'il ait pu se l'expliquer ; cela l'avait ému. Il ne pouvait guère l'aider - et d'ailleurs elle ne le souhaitait probablement pas - mais il avait envie de prolonger cette sorte de connivence avec elle. Cette envie de faire comme si tout était normal, comme si tout était comme avant. Avant que les hommes ne soient devenus fous.

 

         Accoudé une fois de plus à son balcon, fixant sans les voir le pavillon muet, le petit jardin aux troènes déserté, Pierre repensait à nouveau à tous ces événements encore en partie indéchiffrables pour lui, cette succession si rapide de faits tellement invraisemblables que parfois il en arrivait à les mettre en doute. Il n'était plus en colère s’il ne l’avait jamais été. Résigné plutôt. En fait, comme des milliards d'autres gens, il n'avait pu que subir. Ecouter, s'inquiéter et subir. Officiellement, tout avait commencé quelque part dans le sud. Une histoire banale d'indépendance, voulue par certains et combattue par d'autres. Un conflit d'abord localisé entre Taiwan (lui, à l'époque, il disait Formose) et la Chine continentale. Puis l’intervention, on n’avait jamais su pourquoi, de la Corée du nord. Colère, bruits de bottes, démonstrations de force, déclarations péremptoires des uns et des autres, rien que de très habituel. En tous cas, rien de nouveau : des histoires de ce genre, il y en avait au moins dix par an. Sauf que cette fois ça s'était envenimé, il n’en connaissait pas vraiment la cause. Et puis la surprise totale : des bombes atomiques qui tombent presque par hasard, l'intervention de tout un tas de pays. L'escalade. L'horreur. Il revoyait les gens agglutinés devant les kiosques à journaux, devant les télés ou accrochés à leurs téléphones portables. Les manifestations pour ceci ou pour cela, mais c'était déjà bien trop tard. Pierre s'était imaginé, quand il était plus jeune, qu'une guerre impliquant des armes nucléaires, c'était une sorte d'apocalypse, un déluge de feu, les ruines, la dévastation partout. Il s'était lourdement trompé. En tous cas, pour l'Europe. Là-bas, en Asie, les belligérants avaient été ramenés à l'ordre par des moyens radicaux, c'est du moins ce qu'affirmaient les médias. Des « contre-mesures » probablement encore plus nocives que leur raison d’être. En revanche, ici, rien n'avait d'abord paru changer et les gens avaient même semblé reprendre espoir. On en aura été quittes pour une grosse frayeur, disait-on ici et là. Mais c'était sans compter sur les vents qui apportaient leurs miasmes partout. Alors, la panique, les premiers morts. Seconde horreur.

 

             Pourquoi penser encore à toutes ces conneries ? se demanda Pierre. Il l'avait déjà tant fait. Il s'était déjà tellement angoissé pour rien. Il soupira et décida, une fois encore mais pour combien de temps ?, de chasser ces idées ineptes de son esprit. Ce n'était qu'une petite rechute. Comme au début quand il n'arrivait plus à dormir, que parfois même il pleurait sans raison. Il pensait avoir dépassé ce stade. Il croyait avoir accompli sa période de deuil, comme disent ou disaient les psy. C'était sans doute la vue de cette jolie fille aux cheveux noirs... De repenser à elle, curieusement, le tranquillisa. Que pouvait-elle bien faire en ce moment ? A moins que, malade, elle... Il claqua brutalement sa porte vitrée et s'empara de son livre. En ce moment, il relisait Zola. Il arrivait ainsi à tout oublier. Il y avait bien, au hasard des pages, quelques situations tout à fait sordides mais rien de comparable, toutefois, avec la réalité qui l'entourait. Ca l'occupait.

 

         Chaque jour, il retrouvait la jeune femme pour une promenade dans le quartier, une promenade chaque fois  plus courte. Il pouvait alors voir progresser son mal, sa fatigue, son angoisse. Pourtant, elle faisait face avec courage à l'irrémédiable et cette volonté affirmée contre tout espoir la lui rendait d'autant plus précieuse. Puisqu'il savait qu'il la perdrait, il ne projetait rien dans le futur même immédiat. Il se cantonnait expressément à savourer le moment présent, la réalité palpable. Il s'étonnait aussi de ce qu'en si peu de temps - quelques heures en réalité - elle ait pu prendre une place si considérable dans sa vie. Comme un amoureux du temps jadis, il attendait le moment de leur rendez-vous quotidien avec délectation et crainte. Il en venait presque à apprécier la situation de fin du monde qui lui avait permis de la connaître. Avant, il n'avait personne à qui penser, réellement penser, et voilà qu'à présent, par un de ces détours facétieux que réserve parfois la vie, son âme était emplie de la présence d'un être inconnu. Il se savait déraisonnable mais c'était délicieux. Les derniers feux d'un soleil couchant.

 

         Ce jour-là, lorsqu'il vint la chercher, elle était comme à son habitude sagement assise sur les marches du perron mais elle ne se leva pas à son approche. D'un geste las, elle lui fit signe de s'asseoir près d'elle. Il avait perçu son immobilité du haut de son balcon et il ne s'étonna pas. Un long moment, ils restèrent silencieux, côte à côte, comme de vieux amis qui se connaissent si bien qu'ils n'ont plus besoin de s'exprimer pour partager leurs sentiments intimes. Ils ne bougeaient ni l'un, ni l'autre, en apparence perdus dans des pensées errantes mais en fait terriblement concernés par leur présence commune et comme enivrés de se savoir encore si proches, si solidaires dans cet univers déshumanisé. Une pie en profita pour s'enhardir. A quelques centimètres de ces étranges statues, la petite bête inclina sa tête dans un sens puis dans l'autre, perplexe devant ces créatures jadis agressives et qui, aujourd'hui, paraissaient trop tranquilles. La voix d'Aurélie, murmure à peine effleuré, la fit s'enfuir dans un grand mouvement de crainte encore présente.

                - J'ai peur, Pierre. Si peur.

         Ces simples mots traduisaient tout leur désarroi et il hocha la tête dans un geste d'impuissance avant de fixer sans la voir la rangée de troènes. Quand il eut enfin la certitude de pouvoir affronter son regard, elle avait fermé les yeux et se tenait presque étrangère, droite, silencieuse, les mains bien à plat sur ses genoux. Elle frissonnait imperceptiblement malgré la douceur de l'après-midi. Il ne put s'empêcher de l'attirer à lui et elle se laissa faire sans protester car elle attendait peut-être un tel geste de sympathie. Elle était légère contre lui, un souffle à peine. Il lui parla doucement et ses pauvres mots de réconfort ne s'adressaient pas qu'à elle. D'un noir profond, les cheveux de la jeune femme, miraculeusement épargnés par le mal, tranchaient extraordinairement avec la pâleur de sa peau, translucide, qui laissait deviner le lacis bleuté de ses veines.

                - Aurélie, conclut Pierre, je vais venir habiter ici - ou vous chez moi, comme vous préférerez - car vous ne pouvez pas rester seule... comme ça... Vous comprenez... Je sais bien que...

           Les yeux toujours clos, elle secoua négativement la tête. Alors, il retrouva le silence mais, au delà des mots, par la seule perception de sa présence, elle lui parlait encore. Après ces jours de solitude, Pierre était presque heureux.

 

            Aurélie lui expliqua le lendemain ce qu'elle avait à l'esprit. Elle était venue habiter la maison de ses parents, disparus presque au début, parce que leur pavillon se situait dans une banlieue tranquille, probablement en partie désertée : ce n'était ni la grande ville, encore dangereuse, ni la campagne, si difficile à vivre dans son état de santé imprécis. Et puis, avait-elle souri, j'avais besoin de retrouver mes racines : saviez-vous que j'ai passé une partie de mon enfance dans cette ville, il n'y a pas si longtemps que cela en fait, bien que ça me paraisse le commencement du monde ? Pierre n'en savait bien sûr rien. Seulement voilà, pas question de... m'arrêter ici définitivement, avait-elle ajouté. Quand... ce ne sera plus possible, je partirai; j'ai la voiture prête et je sais où aller... Et vous, d'ailleurs ? Il n'avait pas su répondre. Il s'était alors aperçu qu'il n'y avait seulement jamais réfléchi. Devant son hésitation, elle avait préféré détourner la conversation.

 

          Elle n'avait pas accepté de partager avec lui ses moments de souffrance mais elle l'avait invité à venir passer de longues heures dans le petit pavillon. Il arrivait les bras chargés de victuailles diverses auxquelles ils touchaient à peine mais cela n'avait aucune importance. Ce qui comptait à présent pour eux, c'était de ne pas être complètement seuls, comme si cette sorte d'association provisoire décuplait leur résistance au mauvais sort. Et, malgré tout, ils vivaient de bons moments à échanger leurs souvenirs  au cours de parties de cartes-alibis ou plus simplement à partager le silence.

 

        A certains moments, la jeune femme semblait presque normale, gaie et débordante d'idées. Pierre riait alors de bon cœur devant son humour corrosif, ses phrases saugrenues et ses anecdotes burlesques. Ailleurs, la lassitude s'emparait de tout son être et elle s'enfonçait dans un mutisme profond entrecoupé de quintes de toux subites qui la laissaient épuisée et douloureuse. Pierre respectait sa mélancolie et l'attendait un petit moment lorsqu'elle disparaissait dans la pièce du fond où elle s'était fait sa chambre. Quand il ne la voyait pas revenir, il quittait alors discrètement la petite maison pour retrouver la quiétude triste de son appartement.

 

           Malgré - ou à cause - des cauchemars qui venaient encore le hanter, Pierre avait à présent le sommeil fragile. Il lui arrivait souvent de se réveiller en sursaut, peut-être en raison d'une image de ses rêves plus traumatisante que d'autres. A moins que ce ne soit plus simplement à la suite d'un bruit quelconque de la ville qui ranimait sa vigilance jamais assoupie. Il restait alors longtemps à regarder le jour se lever lentement à travers les vitres de la fenêtre de sa chambre : il ne fermait pas ses volets par une sorte de pulsion jamais réellement expliquée mais qui devait se rapporter à sa souffrance de ne plus pouvoir profiter d'une véritable lumière électrique.

 

           Il entendit immédiatement le bruit du moteur de la voiture, rugissement sauvage dans la tranquillité de la nuit. Il sut instantanément quelle en était la cause et il comprit qu'il venait de perdre sa dernière amie. Il s'y était préparé aussi ne fut-il pas aussi triste qu'il aurait pu le craindre. C'était dans l'ordre des choses, une aventure inespérée et déjà enfuie qu'il devait à la mort des autres, une nouvelle page de sa vie qui se tournait, vraisemblablement une des dernières d'un livre qui touchait à sa fin. Il se leva rapidement mais, dans les rayons intenses de la lune, il ne put rien distinguer d'autre qu'un gros chat noir qui, au milieu de la petite rue, se léchait les pattes avec soin. L'animal leva les yeux sans crainte vers l'étranger qui l'observait avant de s'avancer nonchalamment dans l'obscurité des troènes. S'il avait été superstitieux, Pierre aurait pu discerner dans cette présence inhabituelle comme une espèce de symbole mais il avait déjà détourné son regard et étudiait les premières lueurs de l'aube sur les toits, imperceptible pâleur diffuse. Comme avant, il était seul. Pas tout à fait quand même puisque Aurélie vivait toujours quelque part en lui et qu'elle continuerait à vivre dans ses pensées les belles journées qui restaient encore à venir. Et qu'elle l'assisterait à la fin, il en était persuadé.

 

        Pierre se pencha à son balcon pour humer le souffle du jour qui allait s'éveiller avant de s'appuyer lourdement sur la rambarde métallique pour reprendre, immuable, sa faction inutile.

 

 

 année 1998

tous droits réservés                                                                              

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H
Triste et en même temps si plausible ! Que ce soit avec des bombes atomiques ou des propagations virales...
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